Le cadavre Anglais
jamais. Pure dans l'adversité, elle était demeurée à distance du vice. Elle avait décidé de s'effacer, consentant à tout, s'inclinant devant une volonté qu'elle n'avait à aucun moment souhaité traverser, encore émerveillée de ce que Nicolas lui avait offert. À bien y considérer, elle avait su, tout au long d'années difficiles, se tirer hors de pair 38 sans désavouer son honnêteté et sa droite nature. De quelle supériorité pouvait-il se targuer vis-à-vis d'elle ? Il avait été jeté à Paris et le monde des puissants devenu le sien n'était la conséquence d'aucun choix volontaire. Il en avait très vite éprouvé les limites. Les grandeurs d'établissement ne lui en remontraient guère ; le crime y tissait ses toiles comme ailleurs. Si, au grand jamais, son esprit critique ne s'était porté à juger du souverain, il en arrivait parfois, devant certains délaissements des grands, à excuser les pointes les plus acérées de Bourdeau.
Il bénéficiait aujourd'hui des privilèges de la naissance, des avantages des fonctions ainsi que de sa position particulière auprès du roi. Il s'interrogeait parfois pour savoir s'il se sentait appartenir à ce pays-cy . Il en pratiquait avec aisance la politesse, les habitudes et les usages. Il y trouvait même parfois du plaisir. Il n'était paralysé par nulle réticence ou réserve, mais conservait cependant la distance d'une âme à la fois candide et revenue de tout ce que pouvaient dissimuler l'apparat, la morgue et le clinquant. Pour parvenir il n'avait pas eu à se frayer la voie en consentant aux compromissions nécessaires. Il lui avait suffi d'être là pour que le destin s'en chargeât. Tout lui avait été offert en surplus sans qu'il s'y évertuât.
Bien qu'attentif aux autres, leur contemplation compatissante nourrissait pourtant son éloignement et sa solitude. Quant au bonheur, même si parfois il avait espéré le retenir, le saisir au vol, sa perspective n'entrait pas dans ses habitudes. C'était pour lui une sensation inattendue et éphémère, comme un éblouissement de soleil. Il s'en voulut soudain par un de ses scrupules familiers du glissement de sa réflexion qui, le détournant de la pensée d'Antoinette, le ramenaient sur son propre sort.
La voiture filait dans la nuit au trot régulier de l'attelage ; la neige du chemin étouffait le bruit des roues et atténuait les cahots. Nicolas conservait les yeux fermés. Souhaitait-il éviter ainsi une conversation avec son fils qui orienterait l'annonce de la présence d'Antoinette à Paris ? Il ne le savait pas lui-même. De fait, plus Louis vieillissait, plus les échanges entre eux se limitaient aux propos inoffensifs sur les chevaux, l'écurie, la chasse et les nouvelles de la cour. Oh ! Certes il continuait à prodiguer des conseils, mais son fils était à Versailles soumis à d'autres autorités et influences. Tout cela suffisait à meubler leurs rencontres, à les faciliter peut-être, limitées par les obligations de l'un et les fonctions de l'autre. Il comparait souvent ses relations avec Louis avec celles que lui-même avait eues avec le marquis de Ranreuil. Ce dernier manifestait une autorité sans faille qui ne supportait pas la contradiction non plus que l'échange. La parole du soldat s'imposait avec fermeté et rigueur, persuadée de sa force et de sa vérité. Avec son propre fils, Nicolas ne pouvait guère user d'une attitude peu conforme à son caractère et à sa situation incertaine de père venu sur le tard.
Qu'avait-il à imposer à la sensibilité d'un jeune homme débutant dans la vie brillante et périlleuse de la cour ? C'était là le lieu privilégié des faux-semblants et des chausse-trapes. Il avait été jeté soudainement, sans que rien au préalable ne le préparât, aux trames, labyrinthes et pièges de ce pays-cy. Restaient l'affection réciproque et un silence qui pouvait être plus éloquent que des signes plus ostensibles. Cette pensée l'émut et le fit sourire à la fois. Soudain à ses côtés Louis se dressa, poussa un cri et tambourina pour faire arrêter la voiture. À demi dressé, il regardait la route en arrière. Nicolas se leva à son tour mais retomba lourdement, la voiture tanguait, dérapait de droite à gauche, dans un grand raclement du frein, au milieu des hennissements, des vociférations du cocher et des claquements des coups de fouets.
— Eh, quoi ! Que se passe-t-il ?
— Une voiture de cour, mon père, une roue a
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