Le chant du départ
sait pas plus. Mais ces mots suffisent. Napoléon sent l’impatience le gagner. Les dés ont recommencé de rouler en Europe. L’Autriche ne peut que déclarer la guerre à la France, si Naples est tombée.
Et je suis là, dans cette nasse, à combattre des barbares avec des hommes las, mécontents, et qui ont la peste à leurs trousses .
Il faut partir, abandonner le siège et rejoindre la France.
Mais, d’abord, donner un sens à ce qui a eu lieu. Il faut que les sacrifices, la souffrance n’aient pas été exigés en vain. Alors il faut des mots, pour transformer la réalité, donner du rêve à ces hommes pour qu’ils soient fiers de ce qu’ils ont accompli.
« Soldats, vous avez traversé le désert qui sépare l’Afrique de l’Asie avec plus de rapidité qu’une armée arabe…, écrit-il. Vous avez dispersé aux champs du mont Thabor cette nuée d’hommes accourus de toutes les parties de l’Asie dans l’espoir de piller l’Égypte… Nous allons rentrer en Égypte… La prise du château d’Acre ne vaut pas la perte de quelques jours. Les braves que je devrais d’ailleurs y perdre sont aujourd’hui nécessaires pour des opérations plus essentielles… Soldats, nous avons une carrière de fatigue et de dangers à courir… Vous y trouverez une nouvelle occasion de gloire. »
La décision est prise.
— Il faut organiser la retraite dit-il, faire sauter les pièces d’artillerie après qu’elles auront bombardé jusqu’au bout Saint-Jean-d’Acre. Puis se mettre en marche, exiger qu’à chaque traversée de village on défile, les drapeaux pris à l’ennemi passant en tête, avec la musique.
Il ordonne qu’on charge les blessés sur les chevaux. Tous les hommes valides à pied.
— Général, quel cheval vous réservez-vous ? demande l’ordonnance.
— Que tout le monde aille à pied, foutre, moi le premier : ne connaissez-vous pas l’ordre ?
Il marche en tête. Il a mis sa voiture à la disposition de Monge et de Berthollet et du mathématicien Gostaz, tous trois malades. Dans les rues d’Haïfa, sur la place de Tantourah, à Jaffa, des blessés et des pestiférés se traînent. On les porte, on les abandonne. Certains demandent qu’on les achève.
Napoléon, après avoir visité une nouvelle fois l’hôpital de Jaffa, s’approche du docteur Desgenettes.
Il le fixe longuement. Il y a une trentaine de malades intransportables.
— De l’opium, dit-il seulement.
Desgenettes a un mouvement de tout son corps.
— Mon devoir à moi est de conserver, dit-il.
Il n’empoisonnera pas ces malades.
— Je ne cherche pas à vaincre vos répugnances, répond Napoléon. Mais mon devoir à moi, c’est de conserver l’armée.
Il s’éloigne. Il trouvera des hommes pour laisser de l’opium aux pestiférés.
— Si j’avais la peste…, commence-t-il.
Il voudrait qu’on lui accorde cette faveur.
Il reprend la tête de la marche, cependant que les sapeurs font sauter les fortifications de Jaffa.
Il faut avancer, entendre les coups de feu de soldats qui se suicident, à qui des compagnons font la grâce, à leur demande, de les tuer.
Les champs sont en feu. Les bateaux anglais tirent sur la colonne que des Bédouins harcèlent.
Ils arrivent enfin à Salahyeh, le 9 juin, après avoir traversé le désert du Sinaï.
Napoléon sait que la troupe gronde. Qu’est-ce qu’une armée qui doute et se rebelle ? Il doit reprendre les soldats en main. Il est depuis toujours un officier. « Les motionneurs » doivent être punis, écrit-il, si besoin est par la peine de mort, si l’indiscipline se produit lors d’une marche forcée ou sous le feu.
Le 17 juin 1799, il entre au Caire par la porte de la Victoire, Bab el Nasr. Il a donné des ordres au commandant de la garnison, le général Dugua, pour que l’accueil soit triomphal. Des palmes ont été jetées sur le sol. Les musiques jouent, la foule des badauds se presse. Les drapeaux pris à l’ennemi ouvrent la marche.
Napoléon, arrivé place Ezbekieh, s’installe au centre, voit défiler devant lui ces hommes au port martial, chacun portant à son drapeau une feuille de palmier.
La forteresse de Saint-Jean-d’Acre, les cris des fusillés de Jaffa, les plaintes des pestiférés, tout cela disparaît dans un passé qui lui semble déjà lointain.
Il est vivant. Il rentre en vainqueur. L’avenir continue.
Il se dirige vers le palais.
Pauline Fourès l’attend sur le perron.
35.
Il entend à nouveau les
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