Le chant du départ
l’ordre.
Après, on oublie que l’ennemi est un homme.
Napoléon entend les cris, il voit le sang. Les soldats reviennent, leurs baïonnettes rougies. Ils rentrent au camp chargés de butin, poussant devant eux des femmes et des jeunes filles à vendre, qu’ils commencent à échanger contre des objets.
Napoléon s’est retiré sous sa tente. Il est comme vide. Le corps est glacé. Il reste deux à trois mille Turcs réfugiés dans la citadelle, lui dit Berthier. Il y aurait des cas de peste dans la ville. Le pillage désorganise l’armée.
Napoléon semble sortir d’un songe. Qu’on envoie deux officiers examiner la situation. Eugène de Beauharnais s’avance. Il veut être l’un d’eux. Napoléon accepte. Il a à nouveau le regard fixe.
Après quelques heures, Beauharnais revient. Il a obtenu la reddition des Turcs. Ils sont en train de se rendre, d’abandonner leurs armes.
Napoléon se dresse. Il mumure, pâle :
— Que veulent-ils que j’en fasse, que diable ont-ils fait là ?
Il convoque un conseil de guerre. Il dévisage ses officiers. Tous baissent les yeux.
— Il faut renvoyer les natifs d’Égypte chez eux, dit Napoléon. Il interroge : Que faire des autres ?
Personne ne répond. Il marche, les mains dans le dos, le corps voûté. Il se souvient de ce livre de Volney qu’il lisait à Valence, puis de ses conversations avec lui en Corse. Un conquérant de la Palestine avait fait élever une pyramide de têtes coupées pour s’emparer par la terreur du pays.
La mort de l’ennemi est une arme.
— Il faut, recommence-t-il.
Les officiers sortent. Il reste figé, glacé.
Cela va se passer dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa. On séparera les prisonniers en petits groupes. Certains essaieront de se sauver en se jetant à la mer. L’eau sera rouge. Et, quand les soldats auront épuisé les cartouches, ils frapperont à la baïonnette.
Il entend les cris des mourants qu’on égorge. Et, après quelques heures, il sent cette odeur de mort qui monte du charnier de près de trois mille corps.
Il est un conquérant de Palestine parmi les autres conquérants.
Il dicte à Bourienne, qui le regarde avec une sorte de frayeur, une proclamation destinée aux habitants de Palestine, à ceux de Naplouse, de Jérusalem et de Saint-Jean-d’Acre : « Il est bon que vous sachiez que tous les efforts humains ont été inutiles contre moi, car tout ce que j’entreprends doit réussir. Ceux qui se déclarent mes amis prospèrent. Ceux qui se déclarent mes ennemis périssent. L’exemple qui vient d’arriver à Jaffa et à Gaza doit vous faire connaître que, si je suis terrible pour mes ennemis, je suis bon pour mes amis et surtout clément et miséricordieux pour le pauvre peuple. »
Puis, d’un mouvement brusque, il chasse Bourrienne.
Il s’assied. Où est-il ? Qui est-il ? Qu’a-t-il fait ? Où va-t-il ? Il ne sait pas combien de temps il reste ainsi. Peut-être la nuit est-elle passée sans qu’il bouge, puisqu’il fait plein soleil.
Le médecin Desgenettes est devant lui. Depuis combien de temps parle-t-il de ces malades qui s’entassent à l’hôpital ? Ils ont d’énormes bubons qui surgissent à l’aine et au cou. C’est la peste. Mais Desgenettes a tenté de rassurer les hommes. Il a lui-même trempé la pointe d’un poignard dans le pus d’un malade, puis il s’est piqué l’aisselle et l’aine.
Napoléon se dresse et d’un pas résolu se dirige vers l’hôpital. Quelques officiers de son état-major le suivent, le regardant avec le même effroi que lorsqu’il a ordonné l’exécution des prisonniers.
Ces regards le justifient, l’absolvent. Il est d’une autre trempe. Ses actes ne doivent pas être jugés au mètre du quotidien des hommes. Le rôle qu’il joue, qu’il veut et va jouer dans l’Histoire justifie tout. Il ne craint pas la mort. Il la défie. Et, si elle le prend, c’est qu’il s’est trompé sur le sens de son destin.
Les pestiférés sont couchés dans la pénombre, dans une odeur infecte de cloaque. Les moindres recoins sont remplis de malades.
Napoléon marche lentement. Il interroge Desgenettes sur l’organisation de l’hôpital. Ses officiers se tiennent à quelques pas derrière lui, tentent de l’empêcher de se pencher vers chaque malade, de lui parler, de le toucher.
Le roi, à Reims, touchait les écrouelles.
Le roi était thaumaturge.
Il doit être l’égal de ces souverains. Sa peur, ses émotions
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