Le chant du départ
de ses voyages à Bastia, il rend visite aux officiers d’artillerie en garnison dans la ville. Il est de tradition qu’on invite un officier de passage. Il dîne avec plusieurs d’entre eux.
Ils sont plus âgés que lui, mais lorsque la discussion aborde, à son initiative, la question des « gouvernements, anciens et modernes », il constate l’ignorance des lieutenants et des capitaines.
Certains se lèvent, montrant leur ennui alors qu’il poursuit, incapable de contenir sa passion. On murmure, et il l’entend, qu’il est sentencieux, doctoral, arrogant, pédant, cuistre.
Bonaparte se laisse emporter, défend le droit des nations. On le pousse dans ses retranchements. Et la Corse ? C’est une nation, répond-il. On s’étonne. Comment un officier peut-il parler ainsi ?
— On ne connaît pas les Corses ! s’exclame Bonaparte, il s’en prend au gouverneur, dont on dit qu’il veut empêcher les Corses de réunir leurs États. Les officiers expriment leur stupeur devant cette liberté de ton, ce patriotisme corse.
— Est-ce que vous useriez de votre épée contre le représentant du roi ? demande l’un d’eux.
Bonaparte se tait, pâle.
Il rentrera le soir même à Ajaccio, malmenant son cheval, s’égarant, nerveux, rageur même.
Est-ce cela, vivre ?
Faudra-t-il toujours soumettre sa pensée, son désir, ses ambitions, à la médiocre réalité ?
Faudra-t-il se bâillonner pour ne pas crier ce que l’on ressent ?
Faudra-t-il s’entraver pour ne pas sortir du chemin ?
Il pique les flancs de son cheval, pour qu’il prenne le trot.
Tant pis, s’il y a le risque de l’abîme.
Il va.
Le 1 er juin 1788, après avoir revu Joseph, qui rentre de Pise, Bonaparte, son congé achevé, rejoint son régiment de La Fère en garnison à Auxonne, depuis le mois de décembre 1787.
Il va avoir dix-neuf ans.
8.
Ce que Napoléon voit d’abord en arrivant à Auxonne, ce 15 juin 1788, c’est la brume au-dessus de la Saône.
Les remparts et la ville s’élèvent sur la rive gauche d’un vaste méandre. Au loin, au nord-est, au-dessus de cette vapeur, on distingue des hauteurs boisées, et le cocher explique à Napoléon qu’il s’agit de la montagne de la Seurre. Tendant le bras plus vers l’est, il ajoute que, par beau temps, on aperçoit, au-delà de Dole, les monts du Jura, et même, l’hiver, vers le sud, les Grandes Alpes. Mais quand la chaleur et la pluie prennent le pays, la Saône et les étangs transpirent une sale sueur, qui colle à la peau, moite. On a les fièvres, dit l’homme en arrêtant la voiture devant les casernes du régiment de La Fère.
Napoléon n’a guère prêté attention à ces propos.
Cela fait vingt et un mois qu’il n’a pas vu son régiment. Personne ne lui en fera reproche. C’est l’habitude, dans le corps royal de l’artillerie, d’accorder aux officiers des semestres de vacances, sans compter les congés particuliers.
Napoléon est impatient de renouer avec ses camarades de Valence, et quand il aperçoit Alexandre Des Mazis, il se précipite vers lui.
Les retrouvailles sont chaleureuses. L’atmosphère du régiment sous le commandement du maréchal du camp, le baron Jean-Pierre du Teil, qui dirige aussi l’école d’artillerie d’Auxonne, est excellente.
Du Teil est un homme intègre, compétent, amoureux de son arme, à laquelle, depuis des générations, sa famille est attachée.
Des Mazis montre le polygone de tir, la prairie voisine où souvent les artilleurs essaient leurs canons et leurs mortiers, puis il conduit Napoléon au Pavillon de la ville, qui flanque les casernes et dans lequel la cité Auxonne loge gratuitement les officiers du régiment de La Fère.
La chambre de Bonaparte porte le numéro 16. Exposée au sud, elle est tout en longueur, mais elle dispose d’un fauteuil, d’une table, de six chaises de paille et d’une chaise en bois.
Napoléon est joyeux. Il s’approche de l’unique fenêtre, contemple les environs d’Auxonne, ces collines, ces bosquets, et la plaine.
Il fait chaud, humide déjà.
Il y a quelques années, raconte Des Mazis, Du Teil a dû combattre une épidémie de fièvre qui a touché la plupart des élèves de l’école d’artillerie.
Napoléon ouvre sa malle, dispose sur la table ses cahiers et ses livres.
Des Mazis les feuillette, les reconnaît. Les Confessions de Rousseau, l’ Histoire philosophique du commerce des Deux Indes de Raynal, les oeuvres de Corneille et de
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