Le chant du départ
Racine, une Histoire des Arabes de Marigny, les Considérations sur l’histoire de France de Mably, La République de Platon, les Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, une Histoire d’Angleterre , un ouvrage sur Frédéric II, une étude sur le gouvernement de Venise.
Des Mazis secoue la tête. Bonaparte, décidément, est un être à part.
« À quoi aboutit cette science indigeste ? demande-t-il. Qu’ai-je à faire de ce qui s’est passé il y a mille ans ? Que m’importe le minutieux détail des discussions puériles des hommes ? »
Il fait quelques pas. Il parle des femmes, de l’amour.
— Ne sentez-vous pas, au milieu de votre cabinet, reprend-il, le vide de votre coeur ?
Napoléon hausse les épaules.
— Même quand je n’ai rien à faire, dit-il, je crois que je n’ai pas de temps à perdre.
Puis, d’une voix forte, martelant chaque mot, il récite des vers de Pope :
Plus notre esprit est fort, plus il faut qu’il agisse
Il meurt dans le repos, il vit dans l’exercice
« Napoléon Bonaparte, on ne vous changera pas », conclut Des Mazis.
Mais les jours suivants, il l’entraîne.
Ils n’ont pas vingt ans. Bonaparte participe aux espiègleries, aux facéties, aux plaisanteries auxquelles se livrent les jeunes lieutenants. Et dont parfois il est victime. À la veille d’une parade sur le polygone, il s’aperçoit ainsi qu’on a encloué ses canons. Pas de colère. Il a l’oeil vif et ne se laisse pas surprendre.
Parfois, pourtant, il s’emporte. Dans une chambre à l’étage supérieur, un de ses camarades, Bussy, joue du cor, chaque soir, l’empêchant de travailler. Lui-même prend des leçons de musique, mais ces sons prolongés, répétés, éclatants, lui sont vite intolérables.
Il aborde l’officier dans l’escalier.
— Votre cor doit bien vous fatiguer, dit-il.
— Non, pas du tout, répond le lieutenant Bussy.
— Eh bien vous fatiguez beaucoup les autres. Vous feriez mieux d’aller plus loin pour sonner du cor tout à votre aise.
— Je suis maître dans ma chambre.
— On pourrait vous donner quelques doutes là-dessus.
— Je ne pense pas que personne fût assez osé, menace Bussy.
— Moi, répond Napoléon.
Il est prêt à se battre mais les officiers du régiment empêchent qu’on aille jusqu’au duel. Le lieutenant Bussy ira jouer ailleurs.
Bonaparte sait se faire respecter. On le sait singulier.
Il marche seul dans la campagne, un livre à la main. Il s’arrête pour écrire quelques mots. Il trace du bout de sa chaussure ou de la pointe de son fourreau des figures de géométrie. Chaque jour, il arrive en retard à la pension Dumont où il prend son repas avec les autres officiers.
On se moque, mais sans agressivité, de sa mise peu soignée. Il se défend. Il n’est pas riche, et il s’insurge comme bien d’autres lieutenants contre ces règlements qui fréquemment modifient l’uniforme. On remplace la culotte bleue par une noire. On impose une redingote anglaise à la place du manteau. Qui paie ? Les officiers !
Il préfère garder son argent pour acheter des livres, qui s’entassent dans sa chambre.
Car il travaille comme un forcené, avec une détermination étonnante et une sorte d’impatience et presque de ferveur, de certitude aussi, que ce qu’il fait là chaque jour lui sera utile.
D’abord, apprendre le métier d’artilleur.
Il a commencé à Valence, mais il se rend compte qu’il ne sait que les rudiments de cette science de la mise en batterie, du tir, du siège.
Il se rend à l’école de théorie. Il devient l’un des élèves les plus assidus, un ami presque, du professeur de mathématiques, Lombard, qui enseigne depuis plus de quarante ans à l’école d’artillerie d’Auxonne. Lombard a traduit de l’anglais, en 1783, Les Principes d’artillerie , et en 1787 Les Tables du tir des canons et des obusiers, deux oeuvres de Robbins. Napoléon les étudie, les résume.
Il veut acquérir toutes les connaissances nécessaires.
Sa soif d’apprendre est telle que Du Teil le convoque, lui conseille même de se distraire, de prendre du repos car, durant toute la fin de l’année 1788, Napoléon est malade.
Une fièvre intermittente le frappe, sans doute provoquée par les vapeurs qui montent de l’eau des marais et des fossés entourant les remparts de la ville. Il maigrit. Il pâlit. Il mange peu, s’impose même un régime à base de laitages.
En janvier 1789, il va mieux et
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