Le chant du départ
peut enfin écrire à sa mère.
« Ce pays-là est très malsain, commente-t-il, à cause des marais qui l’entourent et des fréquents débordements de la rivière qui remplissent tous les fossés d’eau exhalant des vapeurs empestées. J’ai eu une fièvre continue pendant certains intervalles de temps et qui me laissait ensuite quatre jours de repos et venait m’assiéger de nouveau… Cela m’a affaibli, m’a donné de longs délires et m’a fait souffrir une longue convalescence. Aujourd’hui que le temps s’est rétabli… je me remets à vue d’oeil. »
Du Teil le convoque, le désigne comme membre d’une commission chargée d’étudier le tir des bombes avec des pièces de siège.
Napoléon dirige toutes les manoeuvres, rédige des mémoires, propose de nouvelles expériences « suivies, raisonnées, méthodiques ».
Du Teil lit ces rapports, félicite Bonaparte, lui prédit qu’il sera l’un des officiers les plus brillants du corps de l’artillerie royale.
Bonaparte, le soir même, dans sa chambre, écrit à son oncle Fesch :
« Vous saurez, mon cher oncle, que le général d’ici m’a pris en grande considération, au point de me charger de construire au polygone plusieurs ouvrages qui exigeaient de grands calculs, et pendant dix jours, matin et soir, à la tête de deux cents hommes, j’ai été occupé. Cette marque inouïe de faveur a un peu irrité contre moi les capitaines… Mes camarades aussi montrent un peu de jalousie, mais tout cela se dissipe. Ce qui m’inquiète le plus, c’est ma santé qui ne me paraît pas trop bonne. »
Parfois, dans cette austérité du travail, et malgré les satisfactions qu’il recueille, l’envie lui prend d’autre chose. Il songe à ce « centre des plaisirs », Paris.
Il rêve à un séjour dans la capitale. Il a de bons prétextes. Il pourrait à nouveau se rendre à Versailles, faire pression sur les commis du Contrôle général, car à Ajaccio l’affaire de la pépinière de mûriers n’est pas réglée. Mais l’argent lui manque pour le voyage. Il se fait pressant auprès de l’archidiacre d’Ajaccio, son grand-oncle Lucien.
« Envoyez-moi cent francs, écrit-il, cette somme me suffira à aller à Paris, là au moins on peut se produire, faire des connaissances, surmonter des obstacles. Tout me dit que j’y réussirai. Voulez-vous m’en empêcher faute de cent écus ? »
L’archidiacre fait la sourde oreille.
Bonaparte se tourne alors vers son oncle Fesch. Mais celui-ci se dérobe aussi.
« Vous vous êtes abusé en espérant que je pourrais trouver ici de l’argent à emprunter, lui répond Napoléon. Auxonne est une très petite ville, et j’y suis d’ailleurs depuis trop peu de temps pour y avoir des connaissances sérieuses. » Et en quelques mots il exprime ses regrets. « Je n’y pense plus et il faut abandonner cette idée du voyage à Paris. »
Adieu, le rêve des promenades nocturnes sous les galeries du Palais-Royal ! Ce sera pour plus tard. Cela viendra aussi. Pour l’heure, confie-t-il, « je n’ai pas d’autre ressource ici que de travailler. Je ne m’habille que tous les huit jours. Je ne dors que très peu depuis ma maladie, cela est incroyable, je me couche à dix heures et me lève à quatre heures. Je ne fais qu’un repas par jour ».
Dans cet état fébrile qui est le sien, il se projette vers l’avenir puisque le présent, même s’il est agréable, ne lui offre pas ce qu’il attend de plaisir et d’exaltation intenses.
Ce sont les livres et l’écriture qui lui apportent ce surcroît de vie dont il a besoin.
Il travaille comme s’il préparait un concours d’officier général, ou d’histoire universelle.
Il lit et relit l’ Essai général de tactique de Guibert, qu’il avait déjà étudié à Valence. Il découvre l’ Usage de l’artillerie nouvelle , du chevalier du Teil, le propre frère du maréchal de camp qui commande à Auxonne.
Il s’imprègne ainsi des idées novatrices que les théoriciens de l’art militaire français mettent au point après la sévère défaite subie par le royaume durant la guerre de Sept Ans, et notamment à la bataille de Rossbach (1757).
Mais surtout, Napoléon lit, plume à la main, ces livres d’histoire des Arabes, de Venise, d’Angleterre et de France, remplissant de notes des cahiers entiers.
Des Mazis s’étonne une nouvelle fois. À quoi tout cela sert-il ?
Bonaparte ne répond plus. Peut-être se dit-il que si
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