Le chant du départ
changé ici, ajoute Joseph. Le gouverneur, le vicomte de Barrin, ne publie aucun des décrets votés par l’Assemblée. C’est comme s’il n’y avait pas eu d’États généraux, de prise de la Bastille. L’île est toujours sous l’autorité militaire.
Joseph, tout à coup, montre des soldats qui portent à leur chapeau la cocarde blanche.
Napoléon s’indigne. Ignore-t-on, en Corse, qu’une révolution a eu lieu ? Qu’on a aboli les privilèges ? Est-il possible que le grand vent qui a balayé le royaume de France, imposé à tous la cocarde tricolore, n’ait pas atteint la Corse ?
Il est si révolté que, sur le chemin de la maison familiale, il change de sujet et questionne son frère sur la situation de la famille.
Letizia Bonaparte attend Napoléon, dit Joseph. Ses enfants sont autour d’elle. Ils ont hâte, eux aussi, de revoir leur frère. Élisa, qui termine son éducation à la Maison de Saint-Cyr, est la seule absente.
Joseph hésite, comme s’il craignait d’irriter Napoléon. Leur avenir est incertain, dit-il, comme celui de tous les Corses.
« Je n’ai plaidé qu’une seule cause », explique Joseph.
Il pérore un peu, devant Napoléon. Il a obtenu l’acquittement du meurtrier qu’il défendait, et dont on a reconnu qu’il agissait en état de légitime défense.
Lucien ? demande Napoléon.
Il est rentré d’Aix, après avoir quitté le petit séminaire. Il n’a pas obtenu de bourse. C’est aussi le cas de Louis, qui sollicite en vain une aide financière pour suivre l’enseignement d’une école militaire, à l’exemple de Napoléon. Jérôme est un enfant de cinq ans, Caroline va avoir huit ans, Pauline dix.
Bonaparte se tait longuement, puis, au moment où il entre dans la rue Saint-Charles, où il aperçoit la maison familiale, il dit d’un ton sévère qu’il va mettre tout ce monde au travail.
Il faut de l’ordre, de la discipline, un strict emploi du temps. Cette maison, ajoute-t-il, doit être pour ces enfants un collège. Il n’est pas question qu’on y fainéante. Les Bonaparte doivent être un exemple pour la Corse.
À peine Napoléon a-t-il eu le temps d’embrasser les siens, d’écouter Letizia Bonaparte se plaindre des difficultés de la vie, à peine a-t-il pu sermonner Lucien, l’inciter à plus de rigueur et moins de palabres, que des proches pénètrent dans la maison.
Toujours la même question revient : Que se passe-t-il en France ?
Napoléon répond avec fougue. Le nombre des présents le rassure sur l’état de l’opinion, on veut le changement. Chaque jour, lui explique-t-on, on attend l’arrivée des bateaux. Tout le monde veut savoir. Le peuple guette un signe de France pour agir.
À Ajaccio, le 15 août, les habitants ont manifesté contre l’évêque Doria, et l’ont contraint à verser quatre mille livres. On a réclamé la suppression des droits de l’amirauté. Le commandant de la garnison, La Férandière, et ses officiers, n’ont rien pu empêcher. Ce n’est que lorsqu’ils ont menacé les manifestants du canon que ceux-ci se sont dispersés. Un comité de trente-six citoyens a été constitué.
À Bastia, à Corte, à Sartène et dans les campagnes, partout des mouvements ont eu lieu. Des exilés commencent à rentrer dans le nord de l’île. Ils ont constitué des bandes d’une trentaine d’hommes. Le gouverneur Barrin a renoncé à les poursuivre. Mais il tient les villes. Le peuple craint la répression, mais si on fait appel à lui, il se lèvera.
Napoléon a écouté, puis il s’est lancé dans une harangue vibrante. Il condamne les « lâches et les efféminés qui languissent dans un doux esclavage ». Il est de ceux qui veulent agir. On l’écoute. On parle sans fin.
Ce n’est qu’au milieu de la nuit que Napoléon se retrouve seul avec son frère. Il entraîne Joseph dans le jardin, malgré la fraîcheur de la nuit. À eux deux, dit-il, ils peuvent changer la Corse, préparer le retour de Pascal Paoli, ou bien… Napoléon se tait quelques instants, puis ajoute : continuer son action, prendre sa suite.
Il s’éloigne seul, marche à grands pas.
Dans les jours qui suivent, Napoléon parcourt les rues d’Ajaccio et les chemins de la campagne voisine.
Il rassemble, il parle, frémissant. Ce qu’il a écrit dans les Lettres sur la Corse , ce qu’il porte en lui depuis des années, il le dit.
Joseph agit de son côté, et, le soir, les deux frères confrontent les résultats de
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