Le chant du départ
côtes grisâtres de la Sardaigne. Puis, rentré dans la maison qu’il occupe rue Piazzalonga, il convoque un ancien greffier du tribunal. Il lui dicte ses instructions. La phrase est brève, le ton tranchant. Il se fait communiquer les rapports, les examine en détail. Il veut, dit-il, de la discipline, de la régularité, de l’exactitude. Il veut tout contrôler lui-même.
Très tôt le matin, il se lave avec une éponge imbibée d’eau fraîche, se frotte vigoureusement puis s’habille avec soin, veillant toujours à la propreté et à la perfection de son uniforme, mais autour de lui et malgré ses ordres le négligé de la tenue est général.
— On ne se bat bien qu’avec des hommes et des uniformes propres, dit-il.
Il s’interroge en observant ses hommes : combien d’entre eux veulent vraiment se battre ?
Lorsqu’il débarque de la Fauvette sur le petit îlot de Santo Stefano, il fait aussitôt mettre en batterie ses deux pièces de quatre et le mortier. Il commence à bombarder la ville de la Madeleine. Mais ses soldats sont inexpérimentés, apeurés. Le commandant de l’expédition, Colonna-Cesari, l’homme de Paoli, a reçu du Babbo l’ordre de ne pas s’en prendre « aux frères sardes ». Les marins de la Fauvette se mutinent et veulent retourner à Bonifacio. Au Sud, à Cagliari, les volontaires marseillais se sont enfuis aux premiers coups de feu.
Mordant ses lèvres de rage, Napoléon est contraint d’évacuer sa position, de couler ses canons que les matelots refusent de rembarquer.
Sur le pont de la Fauvette , il se tient à l’écart, méprisant.
Il a l’impression que chaque jour il perd l’une de ses illusions. Sur la Corse, sur les hommes, sur Paoli.
— Tant de perfidie entre donc dans le coeur humain. Et cette fatale ambition égare un vieillard de soixante-dix-huit ans, dit-il de l’homme qu’il a tant admiré.
Peu après avoir débarqué à Bonifacio, et alors qu’il se promène sur la place Doria, des marins de la Fauvette se précipitent sur lui en criant : « L’aristocrate à la lanterne ! » avec l’intention de le tuer. Il se défend, des volontaires de Bocognano se précipitent, rossent et chassent les marins.
Voilà ce que sont les hommes, même ceux qui se proclament patriotes et révolutionnaires.
Il y a si peu à attendre de la plupart !
Mais d’être ainsi allégé de ses naïvetés donne à Napoléon un sentiment de liberté et de force. Il ne peut compter que sur lui. Il ne doit agir que pour lui. Les hommes ne valent qu’autant qu’ils sont ses partisans, ses alliés. Les autres sont des ennemis qu’il faut ou gagner à sa cause, retourner, ou réduire.
Dès qu’il est rentré à Ajaccio, Napoléon se met à écrire, rédigeant une protestation contre la manière dont Colonna-Cesari a conduit l’expédition de la Madeleine. C’est une façon d’attaquer Pascal Paoli, dont Colonna-Cesari est l’homme lige.
Puis, tout à coup, Napoléon apprend d’abord que la Convention a désigné pour se rendre en Corse, avec des pouvoirs illimités, trois commissaires, parmi lesquels Saliceti, et puis qu’ils sont arrivés le 5 avril à Bastia. Napoléon prépare son départ pour les rejoindre, car leur venue est un acte de défiance contre Paoli.
Mais la rupture n’est pas encore consommée.
Napoléon met Saliceti en garde : « Paoli a sur la physionomie la bonté et la douceur, et la haine et la vengeance dans le coeur. Il a l’onction du sentiment dans les yeux, et le fiel dans l’âme. »
Cependant on négocie. Napoléon conseille la prudence, et Saliceti l’approuve. Paoli est toujours le maître de l’île. Les Corses lui restent fidèles. Il faut manoeuvrer habilement.
Napoléon observe, écoute Saliceti. Il apprend la ruse, la manoeuvre politique auxquelles il s’était déjà essayé à Ajaccio, l’année précédente. Saliceti est un maître qui se rend à Corte, noue des conversations avec Paoli. Et Napoléon admire ce professeur involontaire. Mais le 18 avril, alors que les négociations se poursuivent, une nouvelle se répand, de villes en villages corses.
Napoléon est dans la maison familiale, rue Saint-Charles.
Un de ses partisans dépose devant lui deux textes. Le premier est la copie d’une décision de la Convention nationale qui ordonne l’arrestation de Pascal Paoli et de Pozzo di Borgo. Le décret est daté du 2 avril 1793. La veille, Dumouriez était passé à l’ennemi. La Convention, avec
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