Le chant du départ
Paoli, prend les devants.
Le second texte est la copie d’une lettre que les hommes de Pozzo di Borgo distribuent dans toute la Corse.
Napoléon la relit plusieurs fois. La lettre est signée Lucien Bonaparte, qui réside depuis quelques semaines à Toulon, où il a suivi Huguet de Sémonville. Elle est adressée à Joseph et à Napoléon. Elle a donc été interceptée par les hommes de Paoli afin de détruire définitivement la réputation des Bonaparte.
« À la suite d’une adresse de la ville de Toulon, proposée et rédigée par moi dans le comité du club, écrit Lucien Bonaparte, la Convention a décrété l’arrestation de Paoli et de Pozzo di Borgo. C’est ainsi que j’ai porté un coup décisif à nos ennemis. Les journaux vous auront déjà appris cette nouvelle. Vous ne vous y attendiez pas. Je suis impatient de savoir ce que vont devenir Paoli et Pozzo di Borgo. »
Napoléon ferme les yeux. Cette lettre, cette condamnation de la Convention, c’est la guerre ouverte avec Paoli et donc entre la Corse et la République, et pour les Bonaparte l’exil et la ruine. Et tout cela sans que Napoléon ait pu préparer son avenir. Ce jeune frère de dix-huit ans a voulu jouer sa partie avec l’insolence et la prétention d’un bricconcelle , d’un vaurien.
Napoléon appelle sa mère, lui lit les deux textes.
— Si l’archidiacre Lucien vivait encore, dit-il, son coeur saignerait à l’idée du péril de ses moutons, de ses chèvres, de ses boeufs, et sa prudence essaierait de conjurer l’orage.
Il va, explique-t-il, lui aussi chercher à retarder la vengeance de Paoli. Il se rend au club d’Ajaccio, rédige pour la Convention un texte dans lequel il demande à l’Assemblée de revenir sur son décret.
Mais il sait que c’est trop tard.
À Corte, les délégués de Corse rassemblés autour de Paoli dénoncent les Bonaparte, « nés dans la fange du despotisme, nourris et élevés sous les yeux et aux frais d’un pacha luxurieux qui commandait dans l’île… Que les Bonaparte soient abandonnés à leurs remords intimes et à l’opinion publique qui d’ores et déjà les a condamnés à une perpétuelle exécration et infamie ».
Napoléon ne s’imagine pas un seul instant que ses adversaires se contenteront de ce mépris.
Il dit à sa mère : « Preparatevi, questo paese non è per noi . » Préparez-vous à partir, ce pays n’est pas pour nous.
Mais il faut tout tenter d’abord. Essayer de s’emparer de la citadelle d’Ajaccio, puis, avec Saliceti, prendre la ville, soulever les partisans des Français.
En vain, personne ne bouge. Napoléon, qui se trouve dans la tour de Capiteu, à l’extrémité du golfe d’Ajaccio, où il s’est réfugié avec quelques hommes, regarde la ville de sa naissance.
Il sait que c’est la fin d’une partie de sa vie. Il va avoir vingt-quatre ans, et son destin désormais ne peut plus être lié qu’à la France : les siens n’ont pas d’autre ressource que sa solde de capitaine. Joseph et Lucien ne peuvent trouver un emploi qu’en France, grâce à Saliceti peut-être.
C’est bien la fin de l’illusion corse.
— Tout a plié ici, ma présence n’est bonne à rien, murmure-t-il à Saliceti. Il me faut quitter ce pays.
Pendant tout le mois de mai et le début de juin 1793, il va cependant résister et réussir à échapper à ceux qui le pourchassent. Et les hommes de Paoli, parce qu’ils ne parviennent pas à l’atteindre, s’en prennent à Letizia Bonaparte et à ses jeunes enfants.
Napoléon, lorsqu’il apprend que sa mère a dû se cacher pour fuir les bandes paolistes qui ont saccagé, pillé et brûlé la maison familiale, ne fait aucun geste, ne prononce aucune parole, semble pétrifié par la colère. Paoli, dira-t-il plus tard, est un traître, et les Corses des rebelles, des contrerévolutionnaires, à l’égal de ces Vendéens qui depuis le mois de mars se sont dressés contre la République.
Cette maison familiale qui brûle, c’est son passé corse qui tombe en cendres. Il est français. Il ne peut plus être que cela.
Des Corses l’arrêtent, l’enferment dans une maison de Bocognano, s’apprêtent à le conduire à Corte pour y être jugé et condamné. Des bergers fidèles le font fuir par une fenêtre.
Il n’avait pas encore vécu cela. Il se glisse sur les chemins dans la nuit, échappe à ses poursuivants. Il se cache dans une grotte, puis dans une maison d’Ajaccio que les gendarmes
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