Le chant du départ
perquisitionnent.
Il est impassible. Il ne perd jamais son sang-froid. La politique, la guerre, c’est cela, des hommes qu’on flatte ou qu’on combat, qu’on achète ou qu’on tue. Il rassure d’un mot les bergers de Bocognano qui l’escortent, le protègent. Il n’oubliera jamais, dit-il, en se dirigeant vers la côte afin de gagner le navire français qui transporte les envoyés de Paris.
Le 31 mai, alors que le navire des commissaires de la Convention, avec Napoléon et Joseph à son bord, entre dans le golfe d’Ajaccio, des fugitifs font des signes depuis le rivage.
Napoléon s’avance jusqu’à la proue. Il bondit dans une chaloupe, entraîne Joseph. Ils abordent sur la plage et s’élancent vers Letizia Bonaparte et ses enfants, qui ont marché toute la nuit à travers le maquis pour fuir les partisans de Pascal Paoli.
Napoléon les fait passer un à un dans la chaloupe. Sa mère n’a pas un mot pour se plaindre.
Le navire les conduit jusqu’à Calvi, où Napoléon décide de demander l’hospitalité à son parrain Giubega.
Il repart dès que sa famille est à l’abri, rembarque et rejoint Bastia avec les commissaires.
Mais il est tourmenté, anxieux. Les Français ne contrôlent plus que trois places en Corse – Calvi, Bastia, Saint-Florent. Peut-il laisser sa mère, et ses frères et ses soeurs dans l’île à la merci de leurs ennemis ?
Le 10 juin, il quitte Bastia seul, à cheval, pour les rejoindre et organiser leur embarquement pour Toulon.
Il chevauche plusieurs jours une monture efflanquée, essoufflée, mais qui connaît d’instinct les dangers de ces sentiers qui serpentent à flanc de montagne, à peine tracés dans la végétation dense du maquis.
Il respire les parfums de la campagne corse, dont il a eu si souvent la nostalgie, et qu’il a retrouvés avec tant de joie et d’élan à chacun de ses retours dans l’île.
Cela est fini aussi, il le sait.
Son destin est ailleurs, en France, sa patrie, sa nation.
Il est revenu au choix qu’avait fait pour lui son père. Aucun autre ne lui a été offert.
Pour être, il faut rompre.
Il rompt avec la Corse.
Le 11 juin 1793, Napoléon et sa famille s’embarquent sur un chebek pour Toulon.
Quatrième partie
Mieux vaut être mangeur que mangé
Juin 1793 – Mai 1795
14.
Au loin, en mer, au large de Toulon, le canon tonne.
Napoléon se penche à la portière de la voiture qui roule lentement au milieu des oliviers.
Cette matinée du 20 juin 1793 a l’éclat lumineux d’une journée d’été, mais l’air est plus léger, plus vif.
Napoléon distingue, entre les massifs sombres qui surplombent la rade de Toulon, des silhouettes de navires que parfois couronne la fumée blanche d’un départ de boulet. On tire sur les forts de Toulon.
— Ce sont des Espagnols, dit un voyageur.
Il raconte que, depuis que les Marseillais se sont insurgés contre la Convention, des bateaux espagnols se tiennent au large, prêts à débarquer des troupes pour venir en aide aux rebelles. Toute la vallée du Rhône est en guerre contre Paris. Avignon, Nîmes, mais aussi Marvejols et Mende sont aux mains des fédéralistes et des royalistes. Depuis que, le 2 juin, la Convention a décidé d’arrêter les députés girondins, Vergniaud, Brissot, Roland, ceux qui représentaient la province, partout c’est la révolte. Pas seulement en Provence, mais à Bordeaux, en Normandie, en Vendée bien sûr où les révoltés élisent pour chef de « l’armée catholique et royale » un ancien colporteur, Cathelineau. Les Montagnards, les Jacobins vont avoir bien de la peine à reprendre le contrôle du pays.
Napoléon a fermé les yeux.
Il pense à sa mère et à ses soeurs et frères qu’il a laissés dans une petite maison du village de La Valette, situé aux portes de Toulon. Mais cette ville, lui a-t-on dit, est un nid de royalistes et d’aristocrates, et la flotte anglaise croise à quelques encablures de la côte, n’attendant qu’un signal pour pénétrer dans la rade. Peut-être faudra-t-il fuir à nouveau, plus loin.
Napoléon a voulu, avant de partir pour Nice, où il rejoint les cinq compagnies du 4 e régiment d’artillerie qui y tiennent garnison, rassurer sa mère.
Elle a à peine levé la tête de ses fourneaux. Jérôme et Louis coupaient le bois. Élisa et Pauline se rendaient à la fontaine pour faire provision d’eau, laver le linge. Dans la semaine qu’il avait passée près des siens, Napoléon avait
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