Le chant du départ
la réserve, et Letizia Bonaparte s’étonne de ce mouvement, de cette sensibilité qui tout à coup s’exprime.
— Je reviendrai des Indes dans quelques années, murmure Napoléon, je serai riche comme un nabab et vous apporterai de bonnes dots pour mes trois soeurs.
Lucien se récrie. Il serait bien exigeant, s’il n’était pas content d’avoir été fait capitaine à vingt-deux ans.
— Ah, que vous êtes bon, interrompt Napoléon en haussant les épaules, si vous croyez que cet avancement-là, rapide j’en conviens, soit du mérite que j’ai ou que je n’ai pas… Je suis capitaine, vous le savez aussi bien que moi, parce que tous les officiers supérieurs du régiment de La Fère sont à Coblentz, émigrés. À présent, vous verrez combien de temps on me laissera capitaine… J’ai vu les choses d’assez près là-bas, à Paris, pour savoir que sans protection on n’y parvient à rien. Les femmes, surtout, voilà les véritables et efficaces machines de protection. Et moi, vous le savez, je ne suis pas leur fait. On ne leur plaît pas quand on ne sait pas faire sa cour, et c’est ce que je n’ai jamais su et ne saurai jamais probablement.
— Il ne partira pas, commente simplement Letizia.
Napoléon dit tout à coup, d’un ton brutal :
— Je vais à Corte.
Il part le lendemain à cheval, parcourant la vallée du Gravone.
Lorsqu’il arrive à Bocognano, les paysans et les bergers lui font fête. Ce sont des hommes fidèles.
Ce respect et les marques d’affection et de dévouement dont on l’entoure l’apaisent et le confortent dans sa résolution. Il arrachera à Paoli ce commandement auquel il a droit. Il ne se laissera pas rejeter.
Des bergers de Bocognano l’accompagnent jusqu’à ce qu’apparaissent les murailles de Corte. Ils lui répètent qu’ils sont prêts à mourir pour lui, un Bonaparte. Il a besoin d’eux, dit-il. Il se souviendra de leur amitié toujours.
C’est cela, être un chef, constituer autour de soi un clan, savoir rassembler les hommes, les lier à sa personne et les gratifier.
Il apprend cela.
À Corte, c’est Paoli qui règne. Pozzo di Borgo est son conseiller intime. Paoli a désigné son cousin Colonna-Cesari comme commandant des troupes. Napoléon insiste pour être reçu par celui qu’il appelle « le général » Paoli.
Mais Paoli le fait attendre.
Napoléon, chaque jour, rend visite aux compagnies de volontaires qui sont cantonnées dans les environs de Corte. Ces hommes l’accueillent avec joie, mais l’entourage de Paoli lui fait comprendre qu’on n’a pas besoin ici d’un lieutenant-colonel supplémentaire. Il y a Quenza, lieutenant-colonel en premier. À quoi servirait Bonaparte ?
Napoléon écoute. Il se promène seul, longuement, dans les ruelles de Corte. Il se souvient de toutes les vexations, les rebuffades qu’il a acceptées de Pascal Paoli. En ce mois de novembre 1792, alors que la Convention vient de solennellement déclarer « qu’elle accordera fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté » au moment où les troupes de Dumouriez viennent de remporter sur les Autrichiens la grande victoire de Jemmapes et occupent la Belgique, faut-il encore rester dans l’ombre de Paoli ?
Il y a d’autres Corses, les conventionnels Saliceti, Chiappe, Casabianca, qui ont choisi sans réticence d’être du côté de la France et de la République. Avec eux, avec Saliceti surtout, Napoléon et tout le clan Bonaparte ont depuis toujours des relations amicales. Alors pourquoi continuer derrière Paoli ?
— Paoli et Pozzo di Borgo, c’est une faction, confie Napoléon à son frère Joseph.
Et, devant les réticences et les prudences de son frère aîné, il ajoute :
— Une faction antinationale.
Dans les cantonnements de son bataillon, lorsque les volontaires se rassemblent autour de lui, Napoléon les harangue, exalte les armées de la République :
— Les nôtres ne s’endorment pas, dit-il, la Savoie et le comté de Nice sont pris.
Il fixe l’un après l’autre chaque volontaire, répète : « Les nôtres. » C’est-à-dire les Français. Puis, ménageant son effet, reculant d’un pas, il ajoute :
— La Sardaigne sera bientôt attaquée.
Les volontaires lèvent leurs armes.
— Les soldats de la liberté triompheront toujours des esclaves stipendiés de quelques tyrans, conclut-il.
Les mots sont venus naturellement dans sa bouche, bousculant les prudences, mots surgis
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