Le chant du départ
fureur les séducteurs. Il les frappe. Il se bat. Il les chasse. Il les insulte. Il devine, chez certains maîtres, « ces vices et ces désordres des couvents ». Il mène la guerre contre eux, prend la tête des révoltes contre les « régents » qui assistent le nouveau principal, le père Berton. On se saisit de lui. On le fustige. Il serre les mâchoires sans pleurer. Il tient tête au maître qui le réprimande. Celui-ci s’indigne.
— Qui êtes-vous donc, monsieur, pour me répondre ainsi ?
— Un homme, rétorque d’une voix forte Napoléon.
Il est l’enfant inflexible dont la sensibilité est si forte sous la carapace de la volonté qu’elle surgit parfois comme la lave qui emporte tout.
Un soir, le maître de quartier qui l’a surpris à lire le punit. Il doit dîner à genoux devant la porte du réfectoire, revêtu de la tenue infamante, un pantalon d’étoffe grossière, des brodequins informes.
Celui qui se veut déjà un homme s’exécute calmement et, tout à coup, l’enfant qu’il est encore se contorsionne, crie, se roule sur le sol, vomissant tout ce qu’il a avalé.
Le maître de mathématiques, le père Patrault, accourt, révolté qu’on traite ainsi son meilleur élève. Le principal concède que le châtiment a été excessif et retire la punition.
L’homme-enfant se lève, plus sauvage, plus fier, plus déterminé que jamais à ne pas plier.
Séparé des autres, insulaire, voilà ce qu’il était, ce qu’il voulait être.
Un jour, le principal réunit les élèves et déclare qu’il va leur distribuer et leur confier une grande étendue de terrain à proximité de l’école, dont ils auront le libre usage, qu’ils pourront labourer et cultiver à leur guise, et notamment durant ces périodes, en septembre, où l’enseignement prend un rythme plus lent afin de laisser un peu plus de temps aux élèves qui n’ont pas le droit à des vacances.
Bonaparte a écouté le principal, le visage tendu, les yeux fixes.
Dès que le père Berton s’est éloigné, il se dirige vers ses camarades, les interpelle, parlemente. Et plusieurs jours durant lui qui se tient habituellement à l’écart fait le siège des élèves. Puis il cesse. Il a obtenu ce qu’il voulait, que deux d’entre eux lui cèdent leur part de terrain.
On le voit alors, au fil des semaines, à chaque occasion, aménager son territoire, le transformer en citadelle. Il plante des piquets, érige une palissade, retourne la terre afin d’y enraciner des arbrisseaux. Il se construit ainsi un enclos, son « île », bientôt véritable ermitage, comme on l’appelle, où il passe son temps seul, à lire, s’y retirant au moment des récréations, y méditant.
Là, l’été, à l’ombre de sa tonnelle, il peut se laisser aller à la nostalgie. Même à la belle saison, la Champagne est triste et monotone, le ciel voilé, sans que jamais apparaisse le bleu intense du Sud, immaculé.
Il se souvient de sa cabane de planches derrière la maison familiale.
« Être privé de sa chambre natale et du jardin qu’on a parcouru dans son enfance, n’avoir pas l’habitation paternelle, c’est n’avoir point de patrie », ose-t-il confier un jour.
Faiblesse d’un instant. Ceux des élèves qui approchent son « île », ce lieu de retrait, sont repoussés à coups de poing et de pied, quel que soit leur nombre. Et la rage et la détermination de Bonaparte sont telles qu’ils reculent, acceptant qu’il se soit ainsi taillé un « royaume » à part.
« Mes camarades ne m’aiment guère », dira-t-il.
Ils le haïssent même, parce qu’il est fier et hargneux, hautain et solitaire, différent.
On le lui fait payer.
Le supérieur a organisé les élèves en un bataillon composé de plusieurs compagnies. On fait l’exercice. On s’aligne, on défile. Chaque compagnie a pour capitaine l’un de ses élèves choisi pour ses résultats scolaires.
Napoléon est l’un d’eux.
Mais l’état-major des élèves le convoque. Il comparaît, méprisant, devant ces enfants de treize ans qui se sont constitués en conseil de guerre. Il écoute la sentence, prononcée selon les règles. Napoleone Buonaparte est, déclare-t-on, indigne de commander, puisqu’il se tient à l’écart, refusant de se lier d’amitié avec ses camarades d’école.
Qu’il soit dégradé, dépouillé de ses insignes, renvoyé au dernier rang du bataillon.
Il écoute. Il ne répond pas à l’affront, comme s’il ne pouvait
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