Le chant du départ
Convention. Si les bataillons de sections s’avancent, il faudra ouvrir le feu. Les rues sont prises en enfilade. On tirera à la mitraille. Il suffira de quelques minutes pour balayer les troupes adverses.
Barras l’écoute. C’est lui, dit-il, qui donnera l’ordre d’ouvrir le feu. Il commande en chef, Napoléon en second.
Pourquoi contester cette autorité ? Le temps n’est pas encore venu. Napoléon n’a pas un mot à dire, c’est à lui que les officiers viennent annoncer vers trois heures de l’après-midi que la Convention est cernée par les colonnes des sections. C’est de lui qu’on attend les ordres. Barras fait un signe, Bonaparte s’avance et commande aux canonniers d’ouvrir le feu.
Dans les rues, c’est la débandade, les corps fauchés par la mitraille. La fumée des départs masque la chaussée et les façades. Des sectionnaires organisent la résistance sur les marches de l’église Saint-Roch, d’autres se rassemblent au Palais-Royal. Napoléon monte à cheval. Il faut être là où l’on se bat. Il s’approche du bâtiment des Feuillants, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Le cheval tombe, tué. Napoléon se relève indemne, cependant que des soldats se précipitent. Il ordonne d’ouvrir le feu contre les sectionnaires rassemblés. Les marches de l’église Saint-Roch sont bientôt couvertes de corps et tachées de sang.
Les rues sont vides. Il n’a fallu que moins de deux heures pour remporter la victoire.
Devant la Convention, Napoléon voit les députés s’approcher pour le féliciter. Il les ignore et se dirige vers le château des Tuileries. Dans les salles, on a rassemblé les blessés. Ils sont couchés sur des matelas ou sur de la paille épaisse et fraîche. Des femmes de députés les soignent. Napoléon se penche, salue les blessés, les femmes l’entourent. Il est le vainqueur et le sauveur.
Il entend Barras qui, dans la salle des séances, fait applaudir son nom.
Il s’éloigne. Il sait qu’il devra payer le prix de sa victoire. Les trois cents morts que ses canons ont couchés sur la chaussée ne sont rien parmi tous ceux qu’a déjà emportés la tourmente révolutionnaire. Mais on ne lui pardonnera pas d’avoir brisé le mouvement royaliste. Il aura désormais des ennemis politiques déterminés. Il est, quoi qu’il fasse, dans un camp, celui où sont aussi Barras, Fréron, Tallien et avec eux tous les régicides, et aussi Robespierre.
C’est ainsi. Mais seul celui qui agit devient.
Il ne dort pas dans la nuit du 5 au 6 octobre, 13 au 14 Vendémiaire. Il donne des ordres pour qu’on organise durant toute la journée du lendemain des patrouilles dans Paris. Il écrit à Joseph, parce qu’il a besoin de raconter. « Enfin tout est terminé, mon premier mouvement est de penser à te donner de mes nouvelles. » Il évoque rapidement les principaux événements des dernières heures, puis il ajoute :
« Comme à mon ordinaire, je ne suis nullement blessé.
« P.-S. : Le bonheur est pour moi ; ma cour à Désirée et à Julie. »
20.
Ce 6 octobre 1795, alors que les troupes sillonnent Paris sans rencontrer de résistance, Napoléon, sans qu’il manifeste le moindre étonnement, sait, sent et voit que tout a changé.
On lui apporte l’un de ces uniformes de bonne laine qu’il sollicitait en vain. Il le revêt lentement. Il lui semble que son corps enveloppé dans le tissu épais, que son visage encadré par le haut col décoré de galons d’or ne sont plus tout à fait les mêmes. Ses gestes sont moins saccadés, sa peau que la gale irritait lui paraît lisse, et jusqu’à son teint qui est moins jaune.
Des officiers s’approchent de lui. Il attend, bras croisés, les jambes prises dans des bottes de cuir brillant. On lui tend des plis avec déférence. L’expression du courrier, un lieutenant, est à la fois admirative et craintive. Napoléon le fixe. L’homme baisse aussitôt les yeux, comme s’il avait commis une faute et craignait une réprimande.
Napoléon ne dit rien.
C’est cela le pouvoir, c’est cela la victoire. Junot lui-même n’est plus aussi familier. Il hésite à parler, se tient à quelques pas, respectant le silence de Napoléon.
On apporte des journaux. Junot les parcourt, les présente.
Ce général dont on parle, ce nom qui revient, Bonaparte, Bonaparte, c’est le mien .
Pas un trait du visage de Napoléon qui ne marque la surprise ou la joie. Fréron, à la tribune de la Convention, a fait
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