Le chant du départ
l’éloge de « ce général d’artillerie, Bonaparte, nommé dans la nuit du 12 au 13 et qui n’a eu que la matinée du 13 pour faire les dispositions savantes dont vous avez vu les effets ».
Barras est intervenu pour faire confirmer la nomination de Napoléon au commandement en second de l’armée de l’Intérieur.
Le 16 octobre, il sera nommé général de division. Et le 26 la Convention, avant de se séparer, le désigne comme commandant en chef de l’armée de l’Intérieur.
Enfin.
Il s’assied dans la grande voiture tirée par quatre chevaux, entourée d’une escorte. La garde le salue lorsqu’il entre dans l’hôtel du quartier général, rue Neuve-Capucine, sa résidence officielle. Il traverse les salons. On se lève à son approche, on claque les talons. Il convoque ses aides de camp Marmont, Junot, son frère Louis, cinq autres officiers qui sont, comme il l’écrit à Joseph, ses « aides de camp capitaines ».
Il lit la liste de ceux qui attendent dans l’antichambre pour être reçus. Ces solliciteurs dont il peut, d’un mot, d’une phrase, changer la vie sont la preuve de ce qu’il est devenu.
Les murs sont chargés de miroirs aux cadres dorés. Napoléon s’y regarde longuement lorsqu’il lève la tête, attendant qu’on fasse entrer le premier de ces quémandeurs.
Il est le même homme qu’il y a un mois. Le même que celui qu’on enfermait au Fort-Carré, qu’on privait de son commandement à l’armée d’Italie, qu’on épurait. Le même auquel on répondait d’un billet hâtif, le même dont les bottes prenaient l’eau.
Mais il est là, identique et autre. Il commande à quarante mille hommes, et ceux qui entrent dans cette pièce, qui n’osent pas s’asseoir, le voient dans la lumière du pouvoir.
Il n’est pas grisé. Il n’est pas surpris. Il se souvient de l’enfant qu’il était et qui souvent, pour atteindre plus vite le sommet d’une colline, quittait le sentier, s’élançait à travers les buissons. Les ronces s’accrochaient à ses vêtements, griffaient ses mains, ses bras et ses jambes. Parfois les branches fouettaient son visage. Il était de toutes parts agrippé, retenu. Il tombait sur les genoux, croyait avoir atteint le sommet et retombait, ou bien un buisson plus dense, un rocher plus haut se dressait devant lui. Mais, au terme de l’effort, il se tenait debout devant l’horizon, libre d’aller sur cette plate-forme dont il ne connaissait pas l’étendue, qui était pleine de nouveaux dangers, mais où il respirait enfin à pleins poumons.
Enfin lui-même.
Il donne des ordres. Point de vengeance, d’exécutions ou même d’arrestations des insurgés d’hier. Clémence pour les sectionnaires.
Il voit Barras, Fréron, Tallien. Il plaide pour l’acquittement du général Menou. On l’écoute. On le questionne. Il répond par des phrases courtes. Il observe. Il mesure les inquiétudes de ces hommes qui, il y a si peu, le tenaient à distance, le traitaient avec de la condescendance et de l’ironie mêlée à un peu de mépris. Ils ne sont donc que ces hommes-là, qui craignent une victoire royaliste aux prochaines élections, qui chuchotent entre eux pour, peut-être, si la nécessité se présentait, casser les élections, fomenter un coup d’État. Et qui, pour l’heure, organisent le Directoire exécutif, dont le vicomte Barras de Fox d’Amphoux sera le principal inspirateur, directeur empanaché, roi du Directoire, haï, méprisé, jalousé, craint :
Si la pourpre est le salaire
laire, laire, laire
Des crimes de Vendémiaire
Fox s’Amphoux !
Que Paris le considère
laire, laire, laire
Ainsi que toute la terre
Fox s’Amphoux !
Et Junot répète à Napoléon les deux vers qui s’ajoutent à cette chanson qui court les rues, accrochée aux basques de Barras :
Il n’a pas quarante ans, mais aux âmes damnées
Le crime n’attend pas le nombre d’années
Cependant ce sont ces hommes-là qui tiennent le pouvoir, ce sont ceux que désormais Napoléon côtoie chaque jour dans leurs demeures ou chez lui.
Il entre dans le salon de Thérésa Tallien. Il n’a plus à se faufiler jusqu’à elle. Elle vient vers lui. Elle lui prend le bras. Il est entouré par toutes ces femmes parfumées, dont les voiles le frôlent, qui laissent leurs mains longuement dans la sienne. Il est l’homme nouveau dans leur petit monde, celui qui les a sauvées, cet homme de guerre nerveux, maigre, si différent des hommes
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