Le chant du départ
faire état des rapports de police où l’on signale que les « honnêtes gens » trouvent Bonaparte « jacobin à l’excès » et le surnomment « général Vendémiaire », Napoléon est debout, immobile, visage fermé. « Je tiens au titre de général Vendémiaire, dit-il, ce sera dans l’avenir mon premier titre de gloire. »
Puis il prend la liasse des rapports, commence à les lire. Si les royalistes le critiquent, s’en prennent au Directoire, complotent, les Jacobins se réorganisent. Ils ont fondé le club du Panthéon. Napoléon sursaute : auprès des noms qui lui sont inconnus – Babeuf, Darthé, tout à coup celui-ci, familier, Buonarroti, fidèle donc à ses idées d’égalité, soutenant maintenant Le Tribun du peuple , ce journal qui publie clandestinement Babeuf.
Qu’espèrent-ils, ces hommes-là ? On ne peut partager entre tous. La vie désigne ceux qui sont capables de prendre et qui possèdent, et ceux qui acceptent la domination des autres. C’est ainsi. Et à chaque instant il faut défendre ce qu’on a conquis, l’agrandir, s’appuyer sur les siens, ceux de sa famille, de son clan. Napoléon s’assied, écrit à Joseph.
Être au pouvoir, c’est cela aussi, prendre, donner aux gens.
« J’ai fait nommer, commence-t-il, je ferai placer… Ramolino est nommé inspecteur des Charrois, Lucien est commissaire des Guerres à l’armée du Rhin, Louis est avec moi… Je ne puis faire plus que je ne fais pour tous… La famille ne manque de rien ; je lui ai fait passer argent, assignats… Je n’ai reçu que depuis peu de jours quatre cent mille francs pour toi, Fesch à qui je les ai remis t’en rendra compte… Tu ne dois avoir aucune inquiétude pour la famille, elle est abondamment pourvue de tout. Jérôme est arrivé hier, je vais le placer dans un collège où il sera bien… J’ai ici logement, table et voiture à ta disposition… Viens ici, tu choisiras la place qui pourra te convenir… »
Encore une dernière lettre à Joseph, un dernier mot, pour répéter que « la famille ne manque de rien. Je lui ai envoyé tout ce qui est nécessaire… cinquante à soixante mille francs, argent, assignats, chiffons ; n’aie donc aucune inquiétude ».
Donner aux siens, partager avec eux. Que peut-on faire d’autre en ce monde tel qu’il est ?
Napoléon parcourt les rues entouré de son état-major. Il doit voir. Le maintien de l’ordre relève de ses responsabilités. Des grèves éclatent. Le prix du pain s’envole. La disette frappe. Il fait froid et l’on manque de bois de chauffage.
Il voit, il sait cela. Il fait organiser des distributions de pain et de bois. Mais des attroupements se forment devant les boulangeries. Une femme l’interpelle. Elle est difforme, elle hurle d’une voix criarde. « Tout ce tas d’épauletiers se moquent de nous, lance-t-elle en montrant Napoléon et son état-major. Pourvu qu’ils mangent et qu’ils s’engraissent bien, il leur est fort égal que le pauvre peuple meure de faim ! »
La foule murmure. Napoléon se dresse sur ses étriers. « La bonne, regarde-moi bien, quel est le plus gras d’entre nous deux ? »
La foule rit. Napoléon lance son cheval, suivi par son état-major.
Du haut de sa monture comme du haut du pouvoir, on conduit les hommes.
Mais tout en écartant du poitrail de son cheval la foule qui tarde à s’écarter, Napoléon se sent pour la première fois depuis Vendémiaire à nouveau entravé. Ce commandement de l’armée de l’Intérieur, qu’est-ce, sinon une besogne de police au service des détenteurs du pouvoir politique ultime, les cinq directeurs, Barras, et maintenant aussi Carnot ?
Ce sont eux qui ordonnent, et Napoléon se tient sur le devant des troupes qui pénètrent dans le club du Panthéon, parce que le Directoire en a décidé la fermeture. Trop de succès public : près de deux mille personnes à chaque réunion pour acclamer Buonarroti et lire Le Tribun du peuple .
On ne laisse pas une mèche brûler quand les citoyens ont froid et faim.
Napoléon tire ferme sur les rênes de son cheval qui piaffe sur les pavés. Il n’est pas un gendarme. Il est un soldat. Il a remis le 19 janvier 1796, pour la dixième fois peut-être, des plans de bataille pour une campagne victorieuse en Italie. Schérer, le général qui commande l’armée d’Italie, les rejette. Le commissaire du gouvernement auprès de l’armée, Ritter, s’indigne de ce projet. Il écrit au Directoire, et
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