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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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crémiers accumulaient leurs provisions : dindons pendus par les pattes, gigots, têtes de cochons aux regards brouillés, mottes de beurre, fromages, colliers de saucisses. Même le cocher de Robespierre tenait un établissement, le café du Sauvage. Le café de la Liberté conquise nichait passage de Valois. Velloni exposait ses glaces en briques et servait du chocolat à la tasse. Le citoyen Lasablonnière mijotait une soupe de tortue à quinze sous la jatte. Chez Corselet vous achetiez des truffes au champagne et chez son voisin des gaufres à la flamande.
    Saint-Aubin et ses semblables ne s’étonnaient plus de cette profusion, ils étaient ici chez eux, dînaient d’une poitrine de mouton aux haricots dans la salle du café de Chartres ou faisaient les flambards sous les arcades. Ils préparaient leurs faits d’armes du lendemain, choisissaient leurs victimes, rédigeaient des textes féroces, causaient théâtre. Parmi les muscadins, costumés comme eux, il y avait quelques policiers du Comité de sûreté générale, mais plus pour les encadrer que pour les espionner; personne ne s’en souciait.
    — Voyez ce que nous venons d’arracher à l’instant !
    Saint-Aubin montrait une affiche aux muscadins qui sirotaient des limonades sous la galerie de Beaujolais. Il continuait :
    — D’abord le titre, écoutez un peu : Peuple réveille-toi, il est temps .
    — Voilà qui pue le jacobin !
    — Je vous lis le texte : « Va voir nos gouvernants, chez les traiteurs-restaurateurs du Palais extrêmement royal, tu verras leur table fournie abondamment de très belle viande, et tu peux à peine atteindre aux légumes ! »
    — C'est excellent, de manger des légumes.
    — Les cannibales ont besoin de viande!
    — Il faut que l’indignation publique les poursuive !
    Les muscadins se félicitaient à voix haute que des émeutes réactionnaires aient éclaté à Toulon, Amiens, Rouen, que des Lyonnais flanquent dans les tourbillons du Rhône ces jacobins qu’ils pourchassaient. Des massacres nouveaux répondaient en province aux massacres anciens. A Tarascon, devant un parterre de spectateurs qui battaient des mains, des excités avaient précipité soixante républicains par-dessus les murailles. Des royalistes brûlaient les prisons et sabraient sans distinction leurs occupants, comme à Aix, à Sisteron, Nîmes, Saint-Etienne, Bourges, Lons-le-Saulnier, Sedan. La Vendée s’embrasait.
    Attablés sous les arcades du café de Chartres, deux hommes aux chapeaux ronds écoutaient ces joyeuses proclamations avec des mines renfrognées. Le plus grand avait une beauté épaisse et une toilette négligée. Le second, en redingote de drap gris très commun, à l’inverse de son compagnon était maigre comme un fil, avec un visage pointu, des joues creuses, la peau jaune tendue sur les os; ses cheveux noirs, fragiles, gras, pendaient en oreilles de cocker, ramassés en arrière par un catogan ; on le sentait très agacé par le voisinage de ces élégants qui glorifiaient le désordre. N’y tenant plus, à une plaisanterie de Saint-Aubin sur les affamés, d’abord mendiants, qui se constituaient dans les campagnes en bandes de pillards, il se dressa d’un bond, renversa sa chaise :
    — Foutriquets ! Nous arrivons de Provence et la situation est trop grave pour qu’on en rie! Les loups reviennent dans les hameaux! Les diligences sont attaquées! Les routes impraticables! Les ponts cassés !
    Interloqués par la tirade de ce gringalet, les muscadins restèrent un instant muets, puis Saint-Aubin s’approcha de l’audacieux pour le toiser. Qui était-il, avec ses bottes poussiéreuses, sa redingote râpée et son accent d’étranger ? Sous le croisé du manteau on apercevait le col rouge des artilleurs, mais cela ne voulait pas dire grand-chose : les vêtements militaires vendus et revendus, modifiés, reprisés, n’indiquaient plus une condition. Peut-être était-ce un déserteur? Ils se cachaient à Paris, ceux-là, dans les auberges ou les garnis à trois sous, pour éviter la guerre qui repartait tous les printemps : ils n’avaient aucune envie de finir estropiés, parce qu’on n’avait même plus de quoi fabriquer des jambes de bois pour l’armée.
    L'homme parlait avec une autorité gênante, et puis, surtout, il fascinait quand ses yeux bleus vous fixaient.
    — Ne restons pas ici, général, dit son compagnon en lui posant une main sur l’épaule.
    — Un général ! dit Saint-Aubin.
    — Tous les

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