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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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service de bouche quotidien et somptueux. On servait le déjeuner à midi, selon le nouvel usage. Autour de la longue table prenaient place des hommes et des femmes en vue ou qui espéraient l’être. Monsieur Delormel en était. Le député du Calvados avait grossi mais devenait coquet avec ses chemises en toile de Hollande et ses cravates mousseuses. Barras appréciait sa présence, sans doute à cause de sa fortune, mais surtout à cause de Madame Delormel, beaucoup plus jeune, épousée l’hiver dernier : Rosalie Fournereau avait exercé sous les arcades du Palais-Royal, mais à dix-huit ans elle n’avait fréquenté que des personnes huppées et avait ainsi appris les manières. Au goût du jour, elle était peu vêtue d’une tunique à l’athénienne, un nuage de linon, et penchait sa tête coiffée de petites mèches courtes qui ondulaient. Le vicomte la fit asseoir à côté de lui.
    On avait réduit l’apparat, les invités se servaient à leur guise, mais les maîtres d’hôtel annonçaient les plats qu’ils déposaient sur la nappe :
    — Vol-au-vent de blanc de volaille à la béchamel !
    — Ci-devant saint-pierre sauce aux câpres !
    — Filets de perdrix en anneaux !
    — Goujons du département!
    Barras s’amusait de la gloutonnerie de Delormel, de la maladresse de cette dame enguirlandée de colliers qui laissait tomber son vol-au-vent sur ses genoux en gloussant. Et il parlait. De quoi ? De lui. Pourquoi? Pour en imposer aux hommes en évoquant son amitié avec Mirabeau, ses mésaventures avec Cagliostro, ses souvenirs de tenancier de tripot, pour séduire les femmes de son accent chantant et de ses yeux émeraude, parce qu’il avait de l’allure, le vicomte, parce qu’il n’aimait du pouvoir que les douceurs, le velours des sièges, la transparence des robes. Ce jour-là il semblait ne parler qu’à Madame Delormel; elle l’écoutait en battant des cils.
    — J’avais un peu plus de vingt ans et je partais rejoindre ma garnison à Pondichéry, que les Anglais menaçaient...
    — Ah, les Anglais ! dit un banquier.
    — ... mais en plein océan Indien notre bateau donne sur un banc de sable et un ouragan le malmène. Le capitaine, un Marseillais, se lamente et prie; le pauvre Blanchard! ses prières étaient bien ridicules! La quille était brisée, les mâts craquaient, il faisait nuit noire... Nous avions deux passagères à bord, Madame Chevreau et Mademoiselle Goupille, très jolies, d’ailleurs, voilà pourquoi je me souviens de leurs noms. Très jolies, disais-je, et très court vêtues pour la nuit. Elles se pendent à moi, qui suis en chemise et caleçon, imaginez le tableau !
    — J’imagine, dit tout bas Madame Delormel.
    — Elles, on les affuble de pantalons de toile et de gilets de marins, et nous voilà naufragés, échoués sur une île des Maldives. Au matin, nous voyons le bateau sombrer. Eh bien nous y sommes restés un mois, sur cette île...
    — Seul avec les jeunes femmes ? demanda Madame Delormel entre deux bouchées de goujons frits.
    — Seul ? Oui, enfin presque. Il y avait des rescapés de l’équipage.
    — On se croirait dans Paul et Virginie , vicomte, dit une langoureuse.
    — Croyez-vous ? Il a fallu se défendre des indigènes avant qu’un navire de Chandernagor nous délivre... Qu’y a-t-il ?
    Un laquais apportait une lettre sur un plateau d’argent :
    — C'est une espèce de militaire, Monsieur, qui demande à vous voir.
    — Une espèce de militaire ?
    — Un petit homme peu soigné avec des bottes poudreuses qui grincent.
    Barras lut la lettre, puis, à ses convives :
    — C'est bien la première fois, mes amis, que pour me rendre visite on se fait précéder d’un mot de recommandation !
    Cela fit rire sur plusieurs tons, du rire franc au rire de politesse. Barras poursuivait :
    — Je connais le signataire de cette lettre, mon brave Pierrugues, chargé des fournitures de viande à Toulon. T’en souviens-tu, Fréron ?
    — Parfaitement.
    — Il m’écrit de Nice pour me recommander un général que nous avons côtoyé là-bas. (Au laquais :) Faites venir le général ! (Aux invités :) Il va vous surprendre.
    Buonaparte surprit, en effet, dans la grande salle à manger. Il avait la mine décavée, des cheveux raides comme des baguettes, des galons de laine jaune à sa veste d’uniforme. Il ressemblait au pauvre qu’il n’était pas.
    — Une chaise et un couvert pour le général ! criait Barras en tapant dans ses mains.
    — Viens

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