Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
château, jusqu’aux bureaux du Comité de salut public où l’ancien dictateur était couché sur une longue table, à la lumière des lampes à huile. La tête sur une boîte qui avait contenu du pain de munition de l’armée du Nord, il regardait le plafond et respirait fort. De temps en temps il étanchait son sang avec des bouts d’étoffe, du papier, et même un étui de pistolet en peau blanche timbré aux fleurs de lys, qu’on lui avait glissé par moquerie dans la main. Parfois il trempait une éponge dans une coupe de vinaigre pour s’humecter les lèvres. Des malveillants, juchés sur des chaises pour mieux le voir, surveillaient son agonie et l’accablaient :
    — Votre Majesté souffre ?
    — Tu as perdu la parole ?
    — Elle est où, ta vertu ?
    — Combien de crimes dans ton cœur ?
    — Tu sens la mort! dit le jeune Saint-Aubin au premier rang des curieux ; il avait bousculé Delormel pour mieux se rapprocher du gisant.
    — Allons, citoyen ! dit Delormel. Tu ne respectes rien ?
    — Tu veux que je respecte ce meurtrier ?
    — Au point où il en est...
    — Sur les pontons de Rochefort, les bagnards rongés de poux étaient réveillés le matin au cri de Vive Robespierre !
    — Ce garçon a raison, dit un fort en gueule : à chacun son tour.
    — Il en avait, de la pitié, ce cochon-là? renchérit une mégère en crachant sur l’habit bleu ciel du cochon en question.
    Delormel observa mieux Saint-Aubin, son air sauvage, ses yeux furibonds, le sabre sans fourreau qui pendouillait à sa redingote, passé dans une ficelle en guise de baudrier. Un chirurgien requis arriva, précédé de gendarmes qui lui ouvraient un passage.
    — Sauvez-le, docteur, dit Saint-Aubin, qu’il survive jusqu’à la guillotine qu’il a tant aimée!
    — Oui oui, dit le médecin en faisant asseoir Robespierre. Aidez-moi, plutôt...
    Delormel maintenait Robespierre assis pendant que le chirurgien lui glissait une clef dans la bouche pour la garder ouverte, puis de la charpie, avant de retirer les dents brisées et des fragments d’os avec une pince; il emmaillota la mâchoire fracassée dans un pansement. Le blessé eut la force de bredouiller à l’oreille de celui qui le soignait :
    — Je vous remercie, Monsieur...
    L'aube se levait maintenant sur une journée qui promettait d’être belle et chaude. Les cloches des églises se répondaient avec, ma foi, une réelle gaieté. Robespierre fut transporté sur une civière à la Conciergerie où il allait faire un court séjour dans une cellule voisine du cachot de la reine, qui servait de pharmacie ; Hébert et Danton y avaient passé leur dernière nuit. Saint-Aubin voulut suivre le cortège macabre mais Delormel le prit par le bras :
    — Tu n’es pas un chien de chasse, laisse-le à son sort.
    — Et que j’aille dormir ? Qui êtes-vous, d’abord ?
    — Je m’appelle Delormel, je représente le Calvados ; je m’occupe aussi de ravitailler nos armées. Et toi ?
    — Saint-Aubin, survivant.
    Au début de la journée les faubourgs ne bronchaient toujours pas mais le cœur de Paris était en liesse. Il y avait de la légèreté dans l’air, les visages se détendaient, la parole se libérait, les citoyens s’embrassaient et se félicitaient sans même se connaître, toute méfiance avait disparu d’un coup, on entendait çà et là : « Ma femme, mon fils, mon voisin ne risquent plus de me dénoncer », tant la suspicion avait été forte sous le règne de ce Robespierre qu’on accusait maintenant d’horreurs en nombre; des anecdotes circulaient sur son compte pour le noircir davantage : « Il avait demandé un projet de guillotine à neuf lames, pour exécuter plus vite... » Dans le jardin des Tuileries des femmes dansaient une ronde, une délégation d’enfants offrait d’énormes bouquets à Barras, à Fréron, à Tallien; des jeunes gens à genoux baisaient les pans de leurs habits; les héros du jour saluaient en sortant de la Convention, surpris d’une telle joie, dépassés par leur victoire mais jouant volontiers les sauveurs de la République.
    Le représentant Delormel avait entraîné Saint-Aubin sur les quais. En passant devant les échoppes à ciel ouvert qui longeaient le Louvre, devant les guirlandes de harengs qui séchaient au soleil et les marmites bouillantes, posées entre deux pierres, où d’importantes cuisinières jetaient pêle-mêle du boudin, de la merluche et des œufs, Delormel demanda :
    — Tu as faim ?
    — J’en ai

Weitere Kostenlose Bücher