Le Chevalier d'Eon
envie de manquer à M. le duc de Praslin ni à V.E., mais souvenez- vous que je suis très déterminé à le faire si vous persistez toujours à vouloir me forcer jusque dans les retranchements de mon devoir, de l’honneur, de l’équité et de la liberté ‘... » C’était une déclaration de guerre. Guerchy devait répliquer peu après par une Contre-Note, aussi blessante que les précédentes. La Rozière se crut obligé, lui aussi, de se justifier, le bruit s’étant répandu qu’il était venu pour « lever les côtes de l’Angleterre et faire des projets de descente... », vérité dont il se défendait bien évidemment. Cet écrit le rendit encore plus suspect. On parlait de le faire enfermer.
Londres se passionnait désormais pour cette querelle peu banale entre deux représentants du roi de France. On s’interrogeait sur sa signification réelle et sur ce qu’elle cachait. Guerchy avait ses partisans, d’Éon les siens. La verve insolente du chevalier et son humour ravageur faisaient mouche. L’opposition de S.M. britannique conduite par John Wilkes cherchait dans ses arguments ce qui pouvait servir sa propre cause. N’étaient-ce pas les forces de progrès et celles de la tradition qui s’affrontaient à travers les deux protagonistes ? Le talent était-il condamné par les prérogatives de la naissance ? Les gazettes anglaises, bientôt relayées par celles des autres capitales européennes, se firent l’écho de ce scandale. À Paris, le bruit courait que le chevalier était enfermé à Charenton. Les Mémoires de Bachaumont prétendaient qu’il s’était conduit en spadassin à la cour de Russie, que sa nomination de dragon n’était que de pure complaisance, qu’il n’était que le prête-nom de son oncle pour ses écrits et qu’il s’était battu avec M. de Vergy {87} .
Le comte de Guerchy accusé de tentative d’assassinat
Alors que Louis XV tergiversait, les affaires du chevalier allaient bon train. Après de longues discussions, les juristes britanniques avaient estimé que l’ambassadeur ne pouvait pas bénéficier du privilège de l’immunité diplomatique. Son cas ne relevant pas de la politique, mais du simple droit commun, il relevait par conséquent des tribunaux. Le 27 novembre 1764, devant le tribunal du Banc du roi, Vergy avait renouvelé sous serment et avec force détails les aveux qu’il avait faits à d’Éon en rapportant son dialogue avec l’ambassadeur, l’année précédente {111} :
— Guerchy : « Si vous rencontrez d’Éon que prétendez-vous fai re ?»
— Vergy : « Mais me battre sans doute, M. le comte. »
— Guerchy : « Pourquoi donc vous battre ? L’honneur ne vous oblige point à cela vis-à-vis d’un homme qui a voulu vous tuer. Il faut l’assassiner ! Il faut l’assassiner ! »
— Vergy : « Oh ! pour cela, Monsieur, je ne puis ; je hasarderai ma vie, s’il est nécessaire, mais pour assassiner... »
— Guerchy : « Comment s’en défaire autrement ? Ce prétexte est bon. Qu’y a-t-il de meilleur ? »
Vergy aurait alors proposé à l’ambassadeur de faire enfermer d’Éon dans une maison de fous, mais celui-ci aurait prétexté que les démarches seraient trop longues. « Cette tête me pèse, aurait-il ajouté. L’opium n’a rien pu sur lui. »
— Vergy : « Cela me surprend, Monsieur, car l’opium est infaillible. »
— Guerchy : « Cependant, on lui en donna vendredi, mais selon les apparences, Chazal {112} en avait ménagé la dose... »
Cet interrogatoire laisse rêveur. Vergy a-t-il dit la vérité ? Dans quelle mesure d’Éon lui a-t-il dicté ce qu’il devait déclarer ? Y a-t-il eu un marché conclu entre eux, et quelles en étaient les modalités ? Ces questions restent sans réponse. Il paraît cependant difficile de croire que le comte de Guerchy ait demandé à Vergy d’assassiner d’Éon. On se souvient qu’il s’était enquis auprès du roi s’il devait prendre le chevalier « mort ou vif » et qu’il lui fut répondu qu’il devait le faire enlever vivant. Au cas où on lui aurait demandé d’expédier d’Éon dans un monde meilleur, il disposait d’hommes de main spécialistes de ce genre d’affaire et il ne se serait probablement pas servi d’un petit aventurier tel que Vergy.
Au témoignage de Vergy s’en ajoutaient quelques autres, assurément moins graves, selon
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