Le Chevalier d'Eon
je croyais avoir l’honneur de la connaître », dit-il. Il adresse en même temps un regard lourd de menaces au chevalier et lui murmure quelques paroles provocantes. « Si nous n’étions pas devant l’ambassadeur et l’ambassadrice, je vous ferais voir sur le champ si je crains les menaces d’un homme tel que vous », répond d’Éon. L’aparté n’a duré que quelques secondes. À la surprise générale, le nouveau venu s’asseoit, engage la conversation et s’en va une demi-heure plus tard.
Le surlendemain, Vergy se présente de bon matin chez d’Éon afin de le provoquer en duel, mais le chevalier n’est pas chez lui. Le même soir, d’Éon dîne chez lord Halifax. Il y a là lord Sandwich {83} , le comte de Guerchy et d’autres invités. En présence de quelques témoins, l’ambassadeur de France demande au chevalier la date de son audience de congé. D’Éon répond qu’il attend des ordres, mais que, de toute façon, il ne peut quitter Londres sans avoir réglé son affaire avec Vergy. Lord Halifax, lord Sandwich et le comte de Guerchy s’éloignent quelques instants et reviennent auprès de lui pour le prier de ne pas se battre avec Vergy. D’Éon réplique qu’il est diplomate, mais aussi capitaine de dragons ; d’ailleurs son épée ne le quitte jamais et on la sait redoutable. Voulant sortir de cette maison où l’on se permet de lui donner des ordres, il trouve la porte close. Il s’emporte. Comment ose-t-on retenir prisonnier le ministre plénipotentiaire du roi de France ? Son hôte ordonne d’ouvrir la porte. Ô stupeur ! Un détachement de soldats sous le commandement d’un colonel aux gardes attend dehors. « Faites votre devoir, je ferai le mien », crie d’Éon à l’officier. On palabre ; au bout d’un moment, lord Halifax donne un papier au chevalier, et lui promet qu’il sera libre s’il s’engage à ne pas se battre avec Vergy. La rage au cœur, d’Éon y consent à condition que les témoins de la scène apposent leur signature à côté de la sienne.
Le lendemain, le Daily Advertiser rapportait cette étrange affaire, que tout Londres se mit à commenter. On s’attendait à des rebondissements. « Je ne sais plus rien de d’Éon, excepté que l’honneur d’avoir pris part à la paix a dérangé sa pauvre cervelle, écrit Horace Walpole {84} au comte de Hertford {85} . Cela était évident dans cette petite soirée que vous savez chez lord H., quand on lui a dit que sa conduite troublait la paix : il parut tout égaré, pensant qu’on lui parlait de la paix entre la France et l’Angleterre. »
Trois jours plus tard, le 27 octobre, Vergy sonne chez d’Éon {86} :
« Me voilà Monsieur en habit de combat et il n’est, je crois, que dix heures, déclare Vergy.
— Je suis enchanté de vous voir en cadenette ; je vous attendais avec impatience.
— Monsieur, j’ai une question à vous faire : êtes-vous ministre plénipotentiaire ou capitaine de dragons ? Si vous êtes ministre, je me retire.
— Non mon ami, je ne veux pas que tu te retires ; je ne veux être pour toi qu’un simple dragon. »
D’Éon ayant fermé la porte de sa chambre pour retenir son visiteur jusqu’à l’arrivée des gens de l’ambassade qu’il allait faire appeler, Vergy s’écrie :
« Monsieur, ne me touchez pas ! Ne me touchez pas !
— Comment ? Tu viens chez moi en habit de combat et tu crains que je ne te touche ! À la bonne heure, sois tranquille ! Je n’ai d’autre dessein que de te faire arrêter. » Vergy fait alors mine de sauter par la fenêtre.
« Si tu sautes, je te pousse ; mais prends garde, tu trouveras en bas un fossé et des piques. »
Finalement Vergy accepte de signer un billet par lequel il s’engage à rapporter à Londres des lettres de recommandation de « personnes bien connues ou en place à Paris ou à Versailles ».
Sur ces entrefaites, Vergy courut chez le juge de paix du quartier pour porter plainte contre d’Éon ; mais son immunité diplomatique protégeait encore le chevalier. Elle ne le protégeait pourtant pas contre les menées sournoises de Guerchy. Celui-ci paya Ange Goudar, pamphlétaire bien connu des services de la police britannique, pour raconter avec moult détails la scène arrivée chez lord Halifax, où d’Éon passait pour un fou dangereux. Lettre d’un Français à M. le duc de Nivernais à Paris, tel était le titre de
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