Le Chevalier d'Eon
les cultivent ont-ils ressemblés aux dieux d’Homère qui se traitent comme des crocheteurs ! La dispute de l’orateur Linguet et du poète Dorât à Paris a été la honte et la leçon des hommes d’Esprit, des littérateurs et des fabricateurs d’Annales qui ne comptent plus les temps que par les ventôses, les pluviôses, les thermidors, les fructidors ou les vendémiaires.
Les écrivains mercenaires coalisés pour faire la guerre aux auteurs qui s’avisent d’écrire dans un genre qui ne tient pas du leur, ne seront pas tous conjurés contre une pauvre fille de 75 ans qui n’a plus pour se défendre que son âge, ses infirmités, ses blessures, son éventail et sa pauvreté. Si les marchandes de mode sont mécontentes de la simplicité de ma robe noire, si les drapiers littéraires sont peu édifiés de la pauvreté de mon style, laissons les millénaires vivre de leur métier et les écrivains hebdomadaires exister comme des mercenaires.
Les scribentes potius pro famé quam profamâ diront sans doute que mon ouvrage est imparfait ; mais la femme la plus parfaite peut faire un enfant imparfait.
Parmi les critiques, les uns diront votre histoire est trop longue, les autres diront elle est trop courte. Si je voulais écouter les uns et les autres, en attendant la perfection, je mourrais de faim. Je n’ai pas le temps d’être plus court, je tiens un certain milieu dans mon histoire.
Croyez-vous que mademoiselle d’Éon est un Tacite qui doit vous donner plus à penser qu’à lire ? Vous vous trompez étrangement. Elle n’est pas si bête. Elle n’est pas fille pour rien. Elle doit s’habiller et babiller selon la mode du jour à Paris où l’on dit en 24 volumes in folio ce que Tacite a dit en quatre pages in douze et où les femmes quand elles sont bien habillées sont en chemise de gaze aussi légère qu’une toile d’araignée.
Croyez-vous que mademoiselle d’Éon ne sent point que son ouvrage est bien lon^ mais si elle l’eut fait plus court, elle se serait elle même coupé les vivres au marché. Elle aurait perdu son crédit chez son banquier sans argent et chez son apothicaire sans sucre.
J’aimerais autant être en travail d’enfant que d’être dans le travail de l’œuvre pénible que j’ai entreprise par la nécessité où la Révolution m’a réduite. Pour me consoler, mon libraire animé d’un zèle anglais me dit qu’il a en main un traducteur pour mettre en bon anglais mon mauvais français. Mais je lui répliqué : « Ne vous souvient-il pas que du temps de Charles II, Dryden fit en sa langue la traduction de Virgile, ce que les Anglais appellent “translation”. » L’évêque de Rochester lui ayant dit à la cour qu’il regardait cette translation comme la meilleure, comme égalant et surpassant même l’original. Dryden lui répondit cependant : « My- lord tout perd à la translation, excepté un évêque. »
Quoi qu’il en soit, du pour et du contre, je connais en mon particulier de quel prix sont les moments des censeurs sages et éclairés. Je sais que les plus précieux moments pour eux sont ceux qu’ils consacrent à protéger l’innocence sans avoir égard à la nouveauté ou à l’ancienneté de son Extrait baptistaire. Si une juste critique conduit avec sagesse la plume d’un jeune auteur, la critique injuste ou trop sévère ne sert qu’à irriter la bile d’un vieil auteur. Je conviens qu’après m’être égaré dans ma jeunesse parmi les dragons indomptables, je pourrais m’être encore égarée parmi les auteurs aguerris.
J’espère que mes Aristarque et mes critiques ne seront pas envers moi plus sévères que Louis XV qui m’a pensionné, que Louis XVI qui m’a doté, que la Reine qui m’a fait habiller, et que le Grand Pasteur de nos âmes qui m’a rendue nette et que Dieu qui m’a ordonné.
Maintenant chargée du poids de 75 ans, affligée de mes dettes anciennes et nouvelles, contristée de la guerre civile et incivile qui désole ma Patrie, l’Europe, l’Afrique et l’Asie, comment, sans argent, sans vaisseau, sans aérostat, sans parachute, sans ailes et sans jambes, puis-je pendant cette cruelle guerre retourner dans ma Patrie pour m’y faire enterrer morte ou vive ?
Pour toute ressource en Angleterre, il ne me reste que le besoin de vivre de ma mort en publiant ma vie passée. Cette nécessité plaidera ma cause au Tribunal de mes juges sévères, les priant instamment de traiter mon
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