Le Chevalier d'Eon
Peut-être pour- rait-il lui être utile ? Cet homme qui peut avoir la froideur dédaigneuse et la familiarité protégeante met le jeune homme en réserve de ses projets. Ses filles, la duchesse de Cossé-Brissac et la comtesse de Gisors, lui font également bon accueil. Il se trouve ainsi présenté au maréchal de Belle-Isle, beau-père de cette dernière. Chez Mme de Rochefort, il fait aussi la connaissance d’Horace Walpole, de Miss Pitt, sœur du premier ministre de S.M. britannique, sans parler d’un certain nombre d’abbés, d’évêques, de chanteurs et de cantatrices venues d’Italie et même de Diderot qui éblouit le marquis de Mirabeau : « Quel diable de tête et de langue ! Je me trompe fort, ou je crois l’avoir vu parmi ceux qui tenaient le haut du temple et faisaient des sorties sur le peuple lors du dernier siège de Jérusalem. Avec tout cela, j’ai une sorte de sympathie pour lui... », écrit-il.
Le prince de Conti, cousin du roi, aime, lui aussi, recevoir les représentants de cette société des Lumières. On n’a pas besoin d’être « né » pour être invité à ses soupers du lundi et même à passer quelques jours dans son fastueux château de L'Isle-Adam. Il se pique de protéger artistes, écrivains et philosophes. Il aime leur compagnie et il s’en flatte. Chez lui, les hommes de lettres sont d’ailleurs chargés d’animer les soirées. M. Berthier de Sauvigny, qui avait été à Grenoble l’intendant de l’armée placée sous les ordres du prince, lui faisait depuis lors une cour assidue. Conti, on le savait, était fort lié avec Louis XV qu’il rencontrait tête à tête deux fois par semaine, mais le secret de leurs conversations, qui intriguaient la cour, restait bien gardé.
Malgré ses liens étroits avec le roi, Conti prenait parfois des décisions qui auraient pu lui déplaire. Ainsi lorsque le prétendant Stuart avait été arrêté à l’Opéra sur l’ordre de Louis XV {3} , il n’avait pas hésité à recueillir chez lui l’un de ses proches, le chevalier Mackenzie Douglas. Ce dernier vivait depuis lors à L'Isle-Adam sous le nom de Michel Morin. Comme cet Écossais trouvait le temps long dans sa retraite dorée, le prince pria Berthier de Sauvigny de le prendre pour précepteur de son fils. D’Éon, qui avait sûrement déjà été remarqué par Conti, fit ainsi la connaissance de Douglas. Ces rencontres allaient bouleverser la destinée du chaste et sérieux jeune homme, qui semblait bien parti pour faire une carrière littéraire. Mais rien n’est simple dans sa vie. Et sa première aventure, au demeurant fort romanesque, nécessite quelques explications touchantes – qui l’eût dit ? - aux mystères de la politique européenne.
Le Secret du roi
Le prince de Conti aimait les femmes, les plaisirs de la conversation et ceux de la vie mondaine, mais cela ne suffisait pas à son bonheur. Appartenant à une branche cadette de la maison régnante, il avait de sérieuses ambitions politiques ; il rêvait tout simplement de ceindre une couronne. En 1697, son aïeul avait failli monter sur le trône de Pologne. Depuis Henri III, éphémère souverain de cet État ingouvernable, les relations avec la France étaient restées chaleureuses. Immense territoire, compris entre la Prusse, la Russie et l’Autriche, il était convoité par ces trois puissances qui voyaient là une proie facile à dépecer, en raison de l’instabilité qui y régnait. La monarchie était élective et le choix du souverain donnait lieu à de perpétuelles luttes de clans. Depuis 1733 régnait l’Électeur de Saxe, sous le nom d’Auguste III Il demeurait à Dresde et gouvernait de loin la remuante Pologne. Sa santé fragile avait encouragé les menées du parti profrançais qui avait envoyé en 1745 un ambassadeur secret au prince de Conti pour lui proposer le trône polonais après la mort d’Auguste. Conti s’en était ouvert à Louis XV qui ne le découragea pas. Bien au contraire. Le souverain voulait assurer l’indépendance de la Pologne, favoriser l’élection de Conti et conclure une alliance entre la Suède, la Prusse, la Pologne et la Turquie, dont la France et la Pologne eussent été le pivot pour contrecarrer les ambitions de l’Autriche et de la Russie. Ce projet ne devait pas être divulgué. Aussi Louis XV décida-t-il de mettre en place une diplomatie parallèle à sa diplomatie officielle. À cette fin, il créa un réseau
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