Le commandant d'Auschwitz parle
témoignages des victimes
survivantes, ou encore de documents retrouvés dans les archives du HP Reich.
Mais en ce qui concerne l’extermination proprement dite, organisée comme une
entreprise industrielle, dans les chambres à gaz, la situation est différente :
ici, pas de survivants et très peu de témoins directs, tous compromis dans le
crime [2] .
Himmler voulait en faire le secret le mieux gardé de toute l’histoire. Ses
agents s’étaient acharnés à en effacer toutes les traces – les traces
physiques, comme Hoess le mentionne, mais également tout ce qui aurait pu
servir de preuves a posteriori . L’administration SS, réputée par
ailleurs pour son souci maniaque des chiffres et des rapports, avait fait
disparaître le génocide des statistiques et, bien plus, de son langage même,
soigneusement codé : il ne s’agissait jamais de meurtres en masse, mais de
« solution finale », d’« action spéciale », de « traitement
spécial ». Et voilà une autre raison qui rend capitale la confession de Hoess :
elle rétablit les faits en langage clair – et beaucoup de faits. L’argument
décisif à l’appui de la véracité de son témoignage, au-delà des accents de
sincérité qui s’en dégagent, tient, en effet, à la quantité et à la qualité des
informations qu’il contient. À l’époque, et en partie grâce à ce camouflage, on
ne savait encore que très peu de choses sur la « solution finale ».
Le Tribunal militaire international de Nuremberg, qui n’avait pas encore achevé
ses travaux, avait focalisé son attention sur les crimes de guerre et n’avait
traité que très marginalement de cette entreprise meurtrière, à tel point
inédite qu’on avait dû forger à son propos un nouveau concept, celui de « crime
contre l’humanité ». Les juges polonais de Rudolf Hoess n’étaient pas en
mesure de lui souffler des informations aussi détaillées. Or, mis à part
quelques inexactitudes, sur les chiffres notamment, les informations données
par Hoess ont été par la suite largement confirmées par les historiens – aussi
bien en ce qui concerne les aspects techniques de l’extermination que le
traitement réservé à certaines catégories de détenus du camp de concentration
sur lesquels on ne disposait à l’époque que de peu de témoignages : les
Tziganes, les homosexuels, les témoins de Jéhovah, les prisonniers de guerre
soviétiques.
Mais il y a plus encore dans le témoignage de Hoess :
il est écrit par quelqu’un qui dispose d’un point de vue très large, pas
surplombant certes, mais suffisamment large pour qu’on puisse deviner une
organisation générale, des intentions affichées ou sous-jacentes venues du plus
haut niveau, et aussi des conflits d’intérêts, politiques et économiques –
un point de vue qui ouvre, en bref, sur une problématique politique. Sur ce
plan, le texte de Rudolf Hoess n’a pas vieilli : les questions qu’il
soulève, bien involontairement parce que son auteur, lui, ne s’en pose que très
peu, sont de celles à propos desquelles les historiens débattent encore. Ces
débats sont malheureusement restés strictement cantonnés dans le milieu des
spécialistes, comme s’il n’y avait là rien d’autre que des querelles d’experts.
Il s’agit, au contraire, de questions de fond qui rejoignent toutes, de près ou
de loin, cette paradoxale dialectique du normal et du monstrueux, de l’ordinaire
et de l’exceptionnel que nous proposent, plus, nous imposent les événements du
génocide et de la déportation.
Ces questions peuvent être formulées assez simplement, même
si, on va le voir, les réponses, et surtout les tenants et les aboutissants
sont complexes et loin d’être résolus : qui étaient ces hommes attelés à
une telle besogne ? Quels étaient la nature et le rôle de l’organisation
qui les encadrait, la SS ? Quelles fonctions remplissaient les camps de
concentration et d’extermination dans l’édification du régime nazi et dans son
entreprise gigantesque de conquête des peuples et des territoires ? Et
surtout, en ce qui concerne l’extermination : est-ce là un véritable
projet politique du national-socialisme, programmé en quelque sorte dès le
début, où est-ce plutôt un monstrueux avatar de l’histoire chaotique et
mouvementée du III e Reich ?
La biographie de Rudolf Hoess est une très bonne
illustration de l’histoire de la SS. Il entre dans les sections de
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