Le commandant d'Auschwitz parle
Préface à l’édition de 1995
GENEVIÈVE DECROP
La confession de Rudolf Hoess, que les Éditions La
Découverte publient à nouveau aujourd’hui, est un document capital pour tous
ceux qui ne se résignent pas à reléguer dans l’impensable ce que le nom d’Auschwitz
symbolise, qui ne se sentent pas quittes de lui dresser un mémorial de marbre
pour l’édification des générations futures. Capital, il l’est pour de multiples
raisons, et d’abord par la personnalité de l’auteur. Il est signé de celui qui commanda
le camp de concentration d’Auschwitz entre 1940 et 1943, c’est-à-dire de celui
à qui fut assignée la mission d’organiser, au sein du camp qu’il dirigeait, l’extermination
en masse de familles juives venues de toute l’Europe. Auschwitz a été, en 1942,
l’épicentre des crimes hitlériens, un lieu unique où s’est opérée la
conjonction entre le plus vaste camp de déportation de l’univers
concentrationnaire nazi et le plus grand centre d’extermination organisée de l’histoire
du III e Reich. Rudolf Hoess, officier SS, membre de la première
heure du parti national-socialiste, en a été un des principaux maîtres d’œuvre,
non pas le seul, certes, ni le maître d’ouvrage, mais un de ceux dont on put
dire, lors du procès de Nuremberg, que « Hitler eût été bien inoffensif
sans des exécutants aussi doués ».
Là est la première révélation, qui frappe le lecteur de
Rudolf Hoess avant toute révélation concernant les faits, comme avaient été
frappés les magistrats qui eurent à juger ses collègues à Nuremberg : d’abord
et avant tout, ils étaient zélés. On s’attendait à voir des monstres, sadiques
et fanatiques, et on découvre des fonctionnaires débordés de travail, acharnés
à mener à bien les missions confiées par leurs chefs. Tout leur fanatisme
semble être logé là. S’il fait abstraction des missions en question, et s’il
admet la sincérité du témoignage, le lecteur suit un Rudolf Hoess occupé à
débrouiller en permanence des problèmes matériels d’approvisionnement, en butte
aux chausse-trapes de ses supérieurs et de ses subordonnés, ne parvenant plus à
concilier sa vie familiale, qu’il affectionne, et sa vie professionnelle, qui
le dévore : bref, un homme normal employé par une grande organisation
moderne. Et le lecteur doit presque se pincer pour se représenter ce qu’il y a
au bout de ce surmenage : des meurtres par centaines de milliers. Voilà la
grande question, celle qui donne la perspective générale sur le mystère d’Auschwitz :
comment, avec les ingrédients d’un monde normal, est-on arrivé à bâtir un monde
de cauchemar ? Au travers de la vie de Rudolf Hoess, telle qu’il la
raconte, l’« ébranlement » d’Auschwitz, selon l’expression consacrée,
ne serait pas à rapporter à l’abîme creusé entre un monde ordinaire et une
entreprise monstrueuse, mais au contraire à la proximité entre l’ordinaire et
le monstrueux. À tout prendre, la première hypothèse serait de loin préférable
à la seconde.
Mais il faut admettre d’abord la sincérité de la confession
de Hoess. On l’a contestée, naturellement : son texte lui aurait été
dicté, sous la contrainte, par ses geôliers polonais. L’argument pouvait avoir
un certain poids : on ne pouvait guère attendre, en effet, que les
Polonais ménagent leur prisonnier, si près dans le temps et dans l’espace du
théâtre des événements. Mais ceux qui contestaient et qui contestent encore
aujourd’hui son témoignage y ont un redoutable intérêt : ils ont fait de
la négation du génocide et des chambres à gaz leur cause personnelle, qu’ils s’acharnent
à hisser au rang de cause historique. On peut comprendre alors que le
témoignage du commandant d’Auschwitz est un gros rocher dans leur jardin.
C’est un témoignage de toute première main, en effet, d’autant
plus inestimable qu’il est presque unique en son genre [1] . Car si on dispose
d’informations nombreuses sur la déportation politique, sur les massacres de
civils organisés par les troupes SS en Europe orientale et en URSS, sur les
ghettos organisés par l’occupant nazi en Pologne, il n’en va pas de même en ce
qui concerne le génocide. Ces informations proviennent des dépositions des
accusés au procès de Nuremberg ou lors des autres grands procès où furent jugés
les auteurs de crimes contre l’humanité, ou bien des
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