Le Condottière
d'une barque, puis s'était laissé dériver. Morandi allait le reconnaître et le tuer.
Cependant, il avait encore une fois obéi, parce qu'il devait subir la loi de la fatalité et il fallait bien que sa vie finisse.
Mais il s'était trompé.
Le régisseur qui l'attendait sur le quai de Bellagio et le guida vers le chantier était un homme jeune à l'accent du Sud. Ses cheveux noirs, plantés bas, semblaient, quand il plissait le front, rejoindre ses sourcils. On devinait, sous sa veste noire, ses fortes épaules et son torse musclé.
L'homme avait senti que le régisseur ne le voyait même pas, le considérant comme une simple pièce de sa machine. Il lui donna l'ordre de s'installer sur la berge, à l'orée du souterrain. Et Trovato avait eu bien de la peine à reconnaître cette galerie dallée, bien éclairée, aux parois lisses couvertes de plaques de marbre blanc. Au bout, dans la villa, expliqua le régisseur, l'homme trouverait des caves. Il pourrait loger dans l'une d'elles avec les autres ouvriers travaillant sur le chantier.
Le lendemain, il avait aperçu Carlo Morandi qui, lui non plus, n'avait même pas paru le voir, se contentant de lancer des ordres de cette voix d'antan, grave et voilée. « Avance », « Baisse », « Lève », « Recule, crétin, recule ! »
Le régisseur répétait les ordres sur un ton plus aigu, ajoutant des injures et des malédictions.
L'homme avait obéi comme autrefois, comme s'il avait encore été l'enfant de Maria.
Il avait dragué plusieurs jours durant, apprenant à se méfier d'Orlando, le régisseur, ce chien de garde toujours aux aguets, flairant et courant autour de son maître, aboyant, montrant les crocs. C'est lui qui remettait à la fin de chaque journée les quatre billets de cent lires.
Quand l'homme avait sorti de l'eau la statue de jeune femme, le régisseur avait crié afin que Carlo Morandi descendît vite de la terrasse où il se tenait.
- On l'a eue, on l'a eue! hurlait Orlando.
Morandi avait poussé une exclamation de joie, une sorte de rugissement.
Voûté sur les commandes de la drague, l'homme s'était tassé, cachant dans son poing une cigarette, tenté de faire tourner à grande vitesse le bras et la main d'acier afin de projeter contre la berge cette statue, et il s'était ainsi avoué pour la première fois qu'il regrettait de ne pas avoir tué Morandi le jour de la vengeance.
Trop tard.
La tête de Morandi n'était plus ronde. Qui se souvenait encore de ses origines?
Morandi, le bras tendu vers la statue, avait lancé: - Si tu la brises, je te tue, tu es prévenu ! Lentement, lentement... Ne la secoue pas, crétin!
L'homme s'était exécuté.
Morandi avait maintenant la tête d'un riche, d'un seigneur, d'un condottiere, puisque c'était ainsi qu'on l'appelait désormais.
Le visage plutôt oblong, osseux, la peau bronzée sous des cheveux argentés, c'est à peine si on distinguait, barrant son front, une cicatrice oblique qu'on eût pu prendre pour une ride un peu profonde.
14.
LA cicatrice partageait le front de Carlo Morandi en deux parties inégales : la plus vaste à gauche, l'autre cachée par une mèche, limitée par cette ligne partant de la base du nez et qui se perdait sous les cheveux.
Presque toujours, quand elles étaient couchées contre Morandi, ou bien assises sur sa poitrine, les femmes suivaient du bout du doigt ce sillon de peau un peu moins brune qui se prolongeait loin, jusqu'au milieu du crâne. La pierre lancée par le fils de Maria, celui qu'on allait surnommer Angelo Trovato, était un éclat de bloc calcaire dont l'un des angles était aussi tranchant qu'une hache, et c'est lui qui avait frappé Morandi, faisant jaillir le sang.
Lorsque la comtesse Italina Bardi s'était agenouillée en continuant de crier, d'appeler à l'aide, regardant tout autour d'elle et apercevant, derrière les massifs de lauriers, la silhouette de ce fils du diable, de cet assassin qu'elle avait nourri, elle avait pensé que Carlo allait mourir ou bien rester aveugle, paralysé.
L'espace d'un instant, elle avait imaginé l'enfant assis dans le parc, enveloppé de couvertures, les yeux clos, une entaille profonde défigurant son visage, et elle lui lisait à voix basse I Promessi Sposi, « Les Fiancés », dont l'action se déroulait par ici, non loin du lac. Vivant cela, elle avait poussé un cri encore plus aigu, car elle ne pouvait croire que Carlo Morandi ne posséderait jamais aucune femme, qu'il ne serait jamais
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