Le Condottière
cours des semaines précédentes, elle avait vu Jean-Luc presque chaque jour.
Il errait dans les couloirs du journal, se dandinant d'un pied sur l'autre, les bras ballants, souriant à tous ceux qu'il croisait, leur répétant qu'il écrivait, qu'il était prêt à assumer la totalité de ses fonctions. Joan avait chaque fois été bouleversée.
C'était une autre émotion, mais tout aussi forte que celle qu'elle avait éprouvée dans la galerie de la Villa Bardi ou dans la chambre de l'Hôtel Crillon.
Quand elle lui prenait le bras, faisant mine de lui présenter un projet d'enquête, elle se sentait émue au point qu'elle avait l'impression d'être enveloppée, pénétrée par une douceur tiède et humide. Ce n'était plus un cri qui était emprisonné derrière ses lèvres, mais un chant, une mélopée enfantine qu'elle aurait voulu murmurer à Jean-Luc alors qu'elle n'était capable que de lui dire qu'elle le trouvait beaucoup mieux, en meilleure forme, qu'il avait raison de venir au journal, que c'était ainsi qu'il allait reprendre pied.
Il l'approuvait d'abord en hochant la tête, puis il la regardait et elle était forcée de baisser les yeux, car elle avait envie d'appuyer le visage de Jean-Luc contre ses seins, et c'était aussi une manière pour elle de se défendre contre les souvenirs de la Villa Bardi.
Peut-être, disait-il, aurait-il dû changer de continent, s'installer à Washington ou à Pékin comme correspondant permanent, loin de l'Europe, loin du lac de Côme. Il n'osait prendre cette décision, il lui semblait que ç'aurait été déserter, abandonner sa fille, la terre où elle vivait.
Oui, il avait bien dit : « la terre où elle vivait ». Il le ressentait ainsi. Cela faisait tant d'années qu'il ne voyait plus Ariane - morte, vivante, morte, elle était là, sans cesse présente, il n'y avait plus de frontière dans son esprit. Il allait de l'une à l'autre, c'était toujours des souvenirs. Peut-être, vivante, avait-elle vécu comme une morte; peut-être, morte, n'en était-elle que plus vivante. Et lui s'était mis à croire en un monde où les morts ont une vie. Est-ce que cela faisait de lui un fou, un malade?
Joan s'était tue tandis qu'il jouait avec un crayon, silencieux lui aussi, griffonnant, et elle reconnaissait dans les lignes qu'il traçait les contours du lac de Côme. Ce point qu'il marquait d'un D, c'était Dongo, cet autre, Bellagio, cette croix, l'endroit où l'on avait retrouvé le corps d'Ariane.
Il froissait la feuille, la pétrissait.
Après, reprenait-il, quand il aurait élucidé les circonstances exactes de la mort d'Ariane, après seulement, peut-être qu'il irait mieux, mais il ne serait jamais plus l'homme qu'elle avait connu. Il avait entrepris la traversée de la vie à la mort et s'il en revenait, il ne pourrait oublier ce qu'il avait découvert.
Est-ce que Joan comprenait, est-ce qu'elle voulait l'aider?
Peut-être avait-elle fait oui, peut-être était-elle simplement sortie du bureau en répétant, comme tous les autres, qu'il fallait tourner la page, accepter, mais elle était sûre d'avoir aussi murmuré « Je suis là, je suis là », et il lui avait répondu d'un geste de la main qui voulait dire : « Je sais. »
Joëlle avait tenu à déjeuner avec Joan et elles s'étaient retrouvées dans un restaurant italien bruyant, à quelques rues de la place de l'Alma.
Joëlle s'était avancée entre les tables tout en regardant autour d'elle, se penchant pour embrasser une femme, puis deux hommes qui l'accompagnaient, interpellant le serveur. Elle était petite, mince, la taille serrée dans une veste de tailleur vert sombre boutonnée très bas, une blouse de soie couleur rouille, échancrée, laissant deviner sa poitrine menue et ferme. Elle était chez elle ici, expliquait-elle, c'était la cantine de la télévision. Joan avait-elle remarqué Brigitte Georges, là-bas, dans un angle de la salle? Joëlle travaillait avec elle sur une série d'émissions, des portraits. On allait monter celui de Franz Leiburg, vous connaissez, bien sûr?
Puis, tout à coup, elle changea de voix : - J'ai quitté Jean-Luc pour qu'il s'en sorte.
Elle était trop liée au passé. Elle avait connu Ariane. Ils avaient même vécu quelque temps tous les trois.
- Elle me faisait peur, c'était une passionnée glacée, vous vous représentez, Joan, quelqu'un qui ne montrait rien, mais folle au-dedans, totalement folle. Jean-Luc ne veut pas l'admettre, plus personne ne
Weitere Kostenlose Bücher