Le Condottière
» Et Orlando était devenu son double silencieux.
Ce devait être dans les années 70, quand on commençait à enlever ou à tuer les banquiers, les industriels, des journalistes.
- Je ne finirai pas comme ça, avait déclaré Morandi, c'est nous qui tuerons, n'est-ce pas, Orlando? Il est là pour ça!
Souriant, Orlando avait montré ses dents petites, pointues, écartées.
Leiburg aurait pu raconter cela à Joan, lui confier le dégoût qu'il avait alors éprouvé. Il résidait à la Villa Bardi. La comtesse Italina Bardi était morte, léguant ses biens à son petit-fils. Morandi avait aussitôt créé la Morandi Company dont le siège était à Parme, comme par défi, en souvenir de ce Dino Morandi, le mari de sa mère, dont il portait le nom et qui avait mis la ville à la raison, emprisonnant ou fusillant les antifascistes qui y avaient dressé des barricades. Quand un rouge avait assassiné Dino Morandi en 1924, on avait donné son nom à une rue proche du Baptistère et Paola Morandi, enveloppée de voiles noirs, un grand chapeau masquant ses yeux, avait assisté à l'inauguration, entourée de dignitaires bottés et ceinturés.
En 1945, la foule avait détruit les plaques portant le nom de Dino Morandi, héros fasciste, et plus tard, à la fin de l'année 1946, on avait dressé à quelques centaines de mètres de là une stèle de marbre en souvenir des martyrs de la liberté tombés à Parme en 1922 et dans la lutte de libération.
Dans les années 70, les passants ne remarquaient même plus cet austère monument, ils ne lisaient plus ces dizaines de noms gravés dans le granit, mais quand ils levaient les yeux, ils découvraient en lettres immenses, courant le long des façades de trois immeubles, le nom de Morandi et le blason des Bardi, ce poisson surmonté d'une tour, qui restaient illuminés toute la nuit.
Morandi avait installé ses bureaux, ses salles d'exposition au centre de Parme. Il présentait dans les vitrines du rez-de-chaussée ses créations, des tissus moirés que les décorateurs drapaient sur des statues antiques; au printemps et à l'automne, il organisait dans les salons du premier étage des défilés de mode au terme desquels il réunissait Villa Bardi les jeunes femmes, les acheteurs, les journalistes, les écrivains, les artistes, les hommes politiques, tous ceux qu'il payait ou qui avaient besoin de lui.
Peut-être, avait-il dit à Leiburg, Parme ferait-elle un jour de lui un citoyen d'honneur et donnerait-elle son nom à une place, pourquoi pas celle où se dressait la stèle des martyrs de la liberté?
Lui faisait vivre des centaines d'hommes et de femmes, oui, vivre! A quoi servait le souvenir des morts?
Au bout de quelques années, quand il avait paru disposer de fonds illimités, il avait acheté les autres immeubles fermant la place : son « lac », comme il disait. L'un était consacré à Morandi TV, les autres à Morandi Communication et à Morandi Edizioni, et le dernier à Il Futuro, le journal qu'il avait créé. Il avait obtenu le droit de creuser le sol de la place afin d'y construire des parkings et des galeries-musées où il présentait les oeuvres d'art qu'il accumulait, provenant de ses fouilles à Bellagio ou des commandes qu'il passait.
Souvent il sortait sur la place, les mains enfoncées dans les poches de sa veste aux couleurs vives. Orlando se tenait à un mètre derrière lui, dévisageant chaque passant, surveillant les rues, se tournant parfois d'une rotation brutale comme s'il avait perçu quelque menace.
- Je suis chez moi, avait confié Morandi à Leiburg.
Le fleuve coulait, tumultueux, mais les Bardi restaient les maîtres : des rocs, des tours que l'eau entourait et battait, mais qui résistaient.
- Je me demande, avait-il ajouté à mi-voix comme pour lui-même, si la mort voudra de moi. Peut-être y a-t-il un pacte, un contrat entre les Bardi et...
Il avait entouré Leiburg de son bras. Plaisantait-il? avait-il ajouté comme si lui-même ignorait la réponse. Puis il avait entraîné le vieillard dans ce qu'il appelait « sa caverne », ces galeries-musées voûtées - certaines étant de vieilles caves restaurées, d'autres ouvertes par ses architectes -, composant un labyrinthe aux parois recouvertes de marbre antique arraché au fond du lac, au pied de la Villa Bardi.
Il s'était arrêté devant une vitrine où étaient exposées plusieurs lames que le temps avait ébréchées, que l'eau du lac avait rongées. Leiburg
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