Le Condottière
dissimuler une certaine inquiétude, le visage tendu comme s'il avait craint les confidences de Leiburg et avait tenu à le surveiller de près. Le plus souvent, Leiburg souriait, tête baissée, comme écrasé par le bras de Morandi, acceptant de se soumettre, mais, sur quelques photos, prises à l'improviste, il regardait Morandi avec une anxiété haineuse, celle d'un prisonnier pour un geôlier souverain et imprévisible qui peut à tout instant décider de sa mort.
Lorsque, une nuit, Joan avait voulu commencer à écrire, le premier mot qu'elle avait inscrit sur l'écran de son ordinateur avait été celui-là : mort. Leiburg - elle l'avait vu ainsi dès leur première rencontre Villa Bardi - avait les traits d'un masque mortuaire et, cependant, c'était cet homme-là qui l'avait troublée, qui lui avait révélé ce désir sombre qu'elle n'avait eu de cesse de refouler.
Elle avait alors écrit cet autre mot : désir. Puis, une fois les mots lancés, elle avait composé les premières phrases: Franz Leiburg porte sur lui les traces de la mort, non pas de la sienne, mais de celle qu'il a côtoyée. Il sait ce qu'est la mort. Il sait ce qu'est le désir de mort. Il sait le lire dans le regard d'autrui. Et on découvre la mort dans ses propres yeux.
Elle avait effacé ces phrases, les avait réécrites, mais, malgré l'élan qu'elle prenait chaque fois en les reformulant, elle n'avait pu aller au-delà.
Ce n'était pas ce portrait de Leiburg qu'elle souhaitait écrire, mais elle désirait comprendre ce qui liait Leiburg à Morandi et cerner ainsi le Condottiere. Leiburg n'était que le premier passage. Il y en avait d'autres, ces noms dont elle avait dressé la liste; Valdi, Balli, Nandini, mais aussi Lavignat, Hassner, peut-être même Orlando et les deux Russes qui avaient assisté au colloque de la Villa Bardi, lui permettraient d'accéder jusqu'à Morandi.
Elle avait vu Arnaud dès le lendemain matin. Elle abandonnait le portrait de Leiburg, lui expliqua-t-elle : trop classique. Brigitte Georges allait d'ailleurs lui consacrer une longue émission. Mais, à partir de Leiburg et, d'autres témoins en Europe, elle songeait plutôt à reprendre son enquête sur Morandi. Il était au centre du système italien, européen. Elle voulait aller jusqu'au bout.
Arnaud grogna sans relever la tête, puis, au moment où Joan quittait le bureau, il l'avait rappelée. « Jean-Luc? » avait-il simplement demandé. Elle avait grimacé, gênée: Morandi n'avait aucun rapport avec Jean-Luc, aucun, avait-elle lâché.
- Attention au lac, avait alors murmuré Arnaud.
Elle s'était enfermée chez elle plusieurs jours, prostrée. Elle avait envie de vomir. Passait de la terrasse à la chambre, répétait de menus gestes, feuilletait des livres et des journaux sans les lire, laissait le téléphone sonner sans décrocher, quittait la pièce afin de ne pas entendre la voix, refusant d'écouter la bande enregistreuse du répondeur, puis se laissait tomber sur le lit.
Quel était le sens de ce qu'elle voulait entreprendre?
Elle se sentait humiliée de ne pouvoir maîtriser ces sentiments confus qui la bouleversaient, la déchiraient, la poussaient vers Jean-Luc et Morandi.
Jusque-là, elle avait toujours su ce qu'elle désirait, et sa vie, elle l'avait conduite avec méthode et résolution. Chaque matin, elle remontait de la place Maubert vers le jardin du Luxembourg et accomplissait trois tours du parc, d'une foulée régulière, la respiration bien rythmée, ne cherchant ni à accélérer ni à ralentir, ayant trouvé la bonne cadence. A l'image de sa vie. Et voici brusquement qu'elle passait de l'accablement qui la laissait sans force sur ce lit, comme une loque, à ces images qui lui coupaient le souffle comme dans une course échevelée. Et le plus insupportable, c'est qu'elle goûtait ce désordre au lieu d'aspirer à retrouver la discipline, le calme, la sagesse.
Qu'avait-elle pourtant à faire de ce sordide cauchemar que devait être la relation avec des hommes comme Leiburg, ce mort, Morandi ou Orlando? Que pouvait-elle attendre du sentiment qui la poussait vers Jean-Luc Duguet, cet autre vieux bonhomme - quarante-cinq ans, peut-être? Il le lui avait dit: elle avait l'âge de sa fille, d'Ariane, la morte.
Joan avait l'impression d'être traversée de désirs, de pulsions qui la corrompaient, comme si ces lueurs jaunes qu'elle distinguait quand elle fermait les yeux avaient été autant de taches de décomposition
Weitere Kostenlose Bücher