Le Condottière
pouvait-il faire?
Ce qui avait tué Ariane, c'était peut-être leur désunion, ce désaccord entre Clémence et lui. Ils ne lui avaient pas donné la vie, mais la mort. Belle liberté! avait-il ricané. Comment aurait-elle pu échapper à pareille malédiction?
Joan s'indignait. Elle refusait d'imaginer qu'Ariane eût simplement subi ce destin scellé dès l'origine, médiocre et banal : un père et une mère désunis, une adolescente fugueuse qui s'en va, un jour d'averse, peut-être d'overdose, mourir au bord d'un lac.
C'était trop simple, trop sordide, inacceptable.
Elle avait pour la première fois répondu à Jean-Luc, l'obligeant à se taire au moment où il répétait : « Je l'ai vue morte dans ce hangar. » Elle ne pouvait plus supporter sa voix, cette complaisance, cette soumission.
Elle avait repris la phrase de l'homme de Dongo : on ne meurt pas, on vous tue.
Elle avait martelé : « Quelqu'un l'a tuée. » Elle le sentait, Ariane n'était pas quelqu'un qui renonce. « J'en suis sûre. »
Jean-Luc s'était arrêté, lui avait saisi les poignets : que savait-elle?
Elle secouait la tête, murmurait : « Rien, rien. »
Ce n'était même pas une hypothèse. Sans doute un désir. Pour cette jeune morte, pour l'idée même qu'elle se faisait de la vie, elle voulait qu'il y ait eu risque, combat, affrontement. Piège, peut-être, mais par conséquence, un ennemi, un tueur.
Elle voulait la colère, la vengeance plutôt que le désespoir.
Jean-Luc s'était collé à elle : « Ne me laissez pas, ne me laissez pas. »
Il l'avait enlacée et elle l'avait à son tour entouré de ses bras.
24.
J OAN avait toujours refusé de passer la nuit entière chez Jean-Luc, rue de Sèvres.
Elle n'avait ni réfléchi ni hésité. Ç'avait été une réaction instinctive qu'elle avait eue dès ce samedi de novembre, quand elle était entrée pour la première fois dans cet appartement du troisième étage, au coin de la rue Vaneau.
Elle n'avait pas été surprise par les pièces en désordre, les journaux froissés sur les fauteuils, les livres qui s'amoncelaient en piles contre les cloisons, mais elle avait aimé cette odeur de tabac, de café et de poussière qui l'avait saisie quand Jean-Luc l'avait entraînée à travers les pièces vers sa chambre où ils étaient, d'un même mouvement, tombés sur le lit.
Elle s'était sentie alanguie et émue tandis qu'il l'embrassait, mêlant la fougue et la tendresse, disant - et elle était troublée par cette voix suppliante : « Mon amour, mon amour, ma vie, tu me sauves, vous devez le savoir, mon amour... » Elle l'avait écouté, passive, heureuse de se laisser aller avec la sensation d'être épanouie, d'offrir un corps si généreux que Jean-Luc allait s'y fondre comme un enfant qui rentre dans le sein de sa mère; c'était la première fois qu'elle éprouvait ce sentiment : être une mère pour un homme, alors que cet homme était déjà vieux, et elle avait pensé, tout en s'abandonnant : Clémence et Joëlle ont couché dans ce lit, je n'y dormi-rai pas.
Elle n'éprouvait ni jalousie ni amertume, elle ne regrettait pas de venir après ces deux femmes, mais elle avait ensuite besoin de se retrouver seule, comme on referme les bras sur soi quand on a froid. Elle voulait reprendre ses pensées qui s'émiettaient quand elle se tenait auprès de Jean-Luc. Elle craignait de ne pas savoir lui résister parce qu'il était faible, qu'il avait tant besoin d'elle; elle était tentée de le laisser faire, n'ayant jamais connu cela : un homme en qui déverser sa vie, qui avait vingt ans de plus qu'elle et qui était sans forces, qui disait ne plus pouvoir puiser qu'en elle l'énergie, la volonté de continuer à vivre.
Quand, après avoir marché toute la matinée de ce samedi, une bruine glacée leur collant au visage, ils s'étaient embrassés sur le trottoir de l'avenue Raymond-Poincaré, et qu'elle avait été si émue par l'abandon de ce corps d'homme qui se laissait aller contre elle, par sa voix qui répétait : « Joan, sans vous, je meurs, Joan, vous êtes ma seule raison », par ses larmes, car il pleurait et, visage contre visage, elle sentait ses larmes sur ses propres joues, elle avait pensé : tiens, il n'est pas si grand, peut-être même le dépassait-elle de quelques centimètres. Et ce constat qu'elle avait fait malgré elle lui avait aussitôt laissé comprendre que Jean-Luc n'était qu'un moment de sa vie qu'elle devrait vivre sans remords ni calculs,
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