Le Condottière
morte dont il venait de dévoiler l'intimité, puis l'enfance.
Des années durant, elle aussi avait joué de la guitare. Et elle gardait encore contre elle, certaines nuits, un lion en peluche, celui que sa mère lui avait offert pour son deuxième anniversaire, lui avait-on dit.
C'était le milieu de la nuit et elle n'avait point répondu à Jean-Luc qui, depuis la fenêtre, lui criait qu'il allait lui appeler un taxi. Elle fit un grand geste de refus, si net qu'il n'insista pas et qu'elle put s'éloigner sans qu'il l'interpellât de nouveau, mais il devait la suivre des yeux et elle avait pressé le pas afin d'échapper plus vite à son regard.
Lorsqu'elle eut atteint le boulevard Raspail, elle avait ralenti, sachant que Jean-Luc ne la voyait plus. Elle était libre et calme. Elle était allée jusqu'au bout d'un besoin et d'une tentation. Elle avait cédé à l'émotion qu'elle ressentait chaque fois qu'elle voyait Jean-Luc, à l'envie qu'elle avait eue de le serrer contre elle, de le rassurer. Elle l'avait fait. Elle en était apaisée. Elle respirait mieux. Elle trouvait le vent froid vivifiant. Il avait balayé le ciel de sa brume et de sa bruine, si bien que dans cette clarté nocturne, les angles étaient vifs et qu'au carrefour de la Croix-Rouge, la statue du Centaure, sur sa stèle, se découpait, bronze noir sur les façades claires de la rue du Cherche-Midi.
Joan avait refusé un taxi qui, venant du boulevard Raspail, s'était arrêté au moment où elle traversait la rue de Rennes. Elle en voulait à l'intrus de l'avoir un instant dérangée dans ses pensées, à cette heure de la nuit où elles se détachent comme des figures détourées.
Elle essayait d'analyser ce qu'elle avait ressenti, cette attirance pour un homme faible qui, sous le masque énergique qu'il avait longtemps présenté au journal, avait les traits indécis de quelqu'un qui aspirait d'abord à être consolé, écouté, bercé. La mort d'Ariane avait arraché le masque, elle n'avait pas remodelé le visage.
Joan savait déjà qu'elle allait le quitter comme les autres femmes l'avaient fait, car la faiblesse ne retient qu'un temps; elle pensait qu'un jour elle allait devoir blesser Jean-Luc et c'est aussi pour cette raison qu'elle refusait la perspective de vivre chez lui. Elle voulait bien l'entourer de sa compassion, l'aimer, jouir du rôle qu'il attendait d'elle, mais sans se laisser prendre, en l'avertissant qu'elle n'était pas seulement cette consolatrice, cette jeune mère d'un homme déjà vieux.
Car il était vieux : vingt ou vingt-cinq ans de plus qu'elle, et cela étonnait Joan qui s'était sentie d'emblée plus mûre, plus forte que lui. De cette découverte aussi elle avait joui, n'exigeant rien de Jean-Luc, n'attendant de lui que l'aveu de sa dépendance qu'il faisait en la tutoyant, la vouvoyant, avec l'élan d'un adolescent grandiloquent et naïf.
Mais peut-être les hommes ne changeaient-ils guère au cours de leur vie : Jean-Luc avait dû être un gosse hésitant et soumis; Morandi, ce bourreau qui frappait un autre enfant; Christophe Doumic, un digne jeune homme qui jouait à la perfection le rôle que les adultes lui avaient assigné.
Qui osait encore inventer sa vie?
Ariane. Mais elle en était morte.
1 Voir La Fontaine des Innocents, romans Fayard et Livre de Poche 1991, 1993.
Quatrième partie Paris, Pavillon Laurent
25.
A u moment de pénétrer dans le Pavillon Laurent, avenue Gabriel, Joan avait de nouveau hésité.
Depuis le matin - elle s'était réveillée vers cinq heures, angoissée, puis, ce qu'elle n'avait pas fait depuis longtemps, était allée courir autour des grilles du Luxembourg, les portes du jardin étant encore fermées -, elle avait changé d'avis à plusieurs reprises. Le déjeuner de presse avec Morandi était fixé à treize heures quinze, au Pavillon Laurent. A chaque fois qu'elle était passée devant sa table de travail, elle avait jeté un coup d'oeil à ce carton d'invitation parcheminé, gravé au blason des Morandi, qu'elle avait reçu à son domicile, et non pas au journal. Ce fait l'avait déjà inquiétée. Elle avait interrogé Bedaiev, responsable de la rubrique économique à Continental. Il avait eu un geste irrité : Morandi, c'était la chasse gardée de Joan, non? Pourquoi voulait-elle qu'on l'eût convié, lui? Qu'elle se débrouille! D'ailleurs, que pouvait annoncer Morandi qu'on ne savait déjà? Il rachetait l'Universel et l'agence H and H. Il était
Weitere Kostenlose Bücher