Le Condottière
franche comme un coup qui tranche. La Faucheuse était seule à manier la lame. Tout le reste n'était que vase, abdication, hypocrisie, corruption, tentation et plaisir d'y céder pour voir, jouir de cette décomposition. Peut-être aussi tout simplement parce que la vie n'était que cela - et que ceux qui refusaient en mouraient. De quoi était morte Ariane?
Du regret d'avoir choisi la vie, ce lent envasement, ce lent pourrissement, et peut-être avait-elle éprouvé tout à coup le désir de rompre, peut-être qu'on ne le lui avait pas pardonné ?
Vivre, c'est être complice. Les vivants n'aiment pas qu'on trahisse le pacte secret qui les unit.
Lorsque Joan avait levé la tête, le portier du Pavillon Laurent l'observait.
Elle rejeta son capuchon, fit quelques pas vers l'entrée et aperçut dans le hall Orlando qui, debout, jambes légèrement écartées, la regardait s'avancer.
26.
A u milieu de l'après-midi, Joan avait à nouveau traversé les jardins des Champs-Élysées et il lui avait semblé que les arbres s'étaient dépouillés de leurs dernières feuilles; les allées en étaient entièrement recouvertes comme s'il avait suffi des quelques heures du déjeuner pour passer de l'automne à l'hiver.
Elle avait longé l'avenue Gabriel, engourdie, rassemblant difficilement ses idées, cherchant à reconstituer ce que Morandi avait dit.
Elle ne sentait pas le vent froid qui s'était levé, soufflant depuis la place qu'elle apercevait devant elle, déjà éclairée par ces lueurs jaunes dont Leiburg, depuis la chambre de l'Hôtel Crillon, lui avait fait remarquer qu'elles ressemblaient à des tournesols ou à des projecteurs traquant les rares silhouettes de passants.
C'est Franz Leiburg qu'elle avait vu le premier en pénétrant dans la petite salle à manger du Pavillon Laurent vers laquelle Orlando l'avait guidée, paraissant ne pas la reconnaître, ayant examiné avec attention son invitation, répétant son nom : Joan Finchett, c'était elle? Elle n'avait pas bougé, attendant qu'il se décide à appeler un maître d'hôtel, puis une jeune femme s'était avancée, tendant les mains pour que Joan lui confie son imperméable. Joan avait de nouveau hésité comme si, en ôtant ce vêtement qui enveloppait son corps d'une forme vague, elle allait se retrouver exposée, désarmée. Mais ils étaient trois autour d'elle à attendre, paraissant s'étonner de sa maladresse, les bras levés, prêts à l'aider. Puis elle avait dû suivre Orlando qui s'était effacé après avoir ouvert la porte.
Franz Leiburg était assis seul à la table ronde qui, Joan l'avait aussitôt noté, ne comportait que six couverts. Elle avait entendu un brouhaha de voix en provenance d'un salon voisin, mais elle n'avait pu y regarder, saisie par la présence de Leiburg, à nouveau angoissée et attirée par ce visage, ces tempes creusées.
Il l'avait dévisagée mais n'avait pas proféré un seul mot, et c'était comme si son regard avait transpercé Joan pour aller au-delà et ainsi la mettre en garde contre un invisible danger. Elle s'était alors retournée et avait vu Morandi sortir le premier du salon. Derrière lui, les autres - Hassner, Lavignat, Brigitte Georges et un homme que Joan ne connaissait pas - paraissaient flous, comme si la présence de Morandi les gommait à demi.
Joan avait oublié la force et le charme de son visage, ce mélange de brutalité et de grâce qui l'avait attirée dès qu'elle l'avait aperçu pour la première fois à la Villa Bardi. Il portait un pull-over à col roulé bleu ciel, un blazer foncé. Ses cheveux blancs ondulés, plus longs, couvraient ses oreilles, formant autour du visage une couronne qui soulignait le brun de la peau tannée. Quand le vent se levait, il aimait, avait-il confié à Joan, tirer quelques bordées, seul avec Orlando, sur son bateau léger, traversant le lac d'une rive à l'autre.
Il s'était avancé vers Joan, les bras légèrement écartés, présentant ses paumes ouvertes, et elle n'avait pu éviter qu'il l'embrassât comme une vieille amie. Les autres arboraient des sourires figés, l'homme qu'elle ne connaissait pas restant seul impassible. Morandi expliqua qu'il avait voulu réunir des amis plus que des journalistes. Il devait présenter à Joan Giorgio Balasso, le rédacteur en chef d'Il Futuro, qui allait coordonner le travail des rédactions du quotidien de Parme et de l'Universel, ici. Car l'Universel et l'agence H and H avaient rejoint le groupe
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