Le Condottière
plus curieuse que passionnée, sans doute de faire ainsi souffrir Christophe Doumic, Jean-Luc, d'en éprouver peut-être du plaisir mais qui sait si elle ne recherchait pas un homme qui saurait lui résister, se venger, si elle ne désirait pas souffrir à son tour?
Elle s'était dirigée lentement vers la rue de Varenne. Le temps était sec et froid. En elle, malgré tout, de la gaieté, et, pour la première fois depuis des mois, de l'insouciance parce qu'elle avait entendu cette voix inconnue, surprenante, celle de Grassi, qui avait eu le temps, en cinq ou six minutes de conversation, d'évoquer Parme, le juge Cocci, d'ajouter qu'il voulait expliquer son attitude vis-à-vis du français, de l'italien, de l'américain, de l'espagnol, il parlait toutes ces langues, et même un peu de russe, mais il avait une éthique linguistique : il employait toujours la langue du pays dans lequel il se trouvait; à Paris, même avec d'autres Italiens, il parlait français. Ils pourraient aussi discuter de ça s'ils déjeunaient ensemble. Pourquoi pas aujourd'hui?
Joan avait accepté aussitôt. Elle avait échappé à ce tête-à-tête avec Jean-Luc. Trop replié sur lui-même, celui-ci n'avait même pas été capable de la féliciter pour son article. Cherchait-il vraiment à connaître les circonstances de la mort d'Ariane? Il le prétendait, mais l'incertitude qui planait sur les circonstances de cette mort, et cette mort elle-même, oui, la mort d'Ariane, il les invoquait désormais non sans une certaine complaisance.
Joan s'était trouvée injuste, excessive, mais qu'y pouvait-elle ? Elle ne savait pas, elle ne savait plus ce qu'elle pensait.
Peut-être, quand on avait commencé à dériver - ce qu'elle avait fait en quittant son pays -, n'était-il plus possible de s'ancrer à nouveau?
De quoi était-elle sûre, à présent? Pas même de ses désirs.
30.
A quel moment Joan avait-elle osé penser: «Cet homme-là me plaît»?
Lorsqu'elle s'était assise en face de Mario Grassi, dans ce restaurant de la rue Saint-Simon qu'elle connaissait, l'un de ces lieux où se retrouvaient députés et journalistes, parfois même des ministres et de jeunes femmes désinvoltes au regard impertinent, ces mots-là résonnaient déjà si fort en elle que la voix de Grassi lui semblait venir de très loin. Au bout de quelques minutes, elle s'était excusée, levée, afin de recouvrer son calme en s'isolant quelques instants.
Elle avait lentement traversé la salle du restaurant et gravi les escaliers conduisant au premier étage.
Là, elle avait placé ses mains sous le robinet d'eau froide, tout en se dévisageant dans le miroir placé au-dessus du lavabo, puis, en quelques gestes vifs, elle avait fait bouffer ses cheveux au-dessus de sa nuque, clignant des yeux comme si elle avait eu du mal à se voir ou avait été gênée de se regarder, ou peut-être honteuse de ce qu'elle pensait : « Cet homme me plaît. Pourquoi pas? »
Au début, quand elle avait aperçu Mario Grassi dans l'entrée de l'Institut culturel italien où il paraissait l'attendre, elle n'avait été que surprise.
Une secrétaire, installée derrière une petite table en marquetterie aux pieds galbés, lui avait dit, tout en la détaillant avec insistance et presque de l'hostilité : « È lui, c'est lui. » Elle tendait le bras en direction de cet homme grand et mince qui, appuyé des deux mains aux montants d'une bibliothèque placée au fond de l'entrée, lui tournait le dos. Il avait les bras écartés, légèrement levés, le corps plié; il devait lire les titres des volumes dont Joan, malgré les reflets et la distance, devinait les reliures anciennes en cuir fauve.
Grassi s'était tout à coup redressé et lui avait fait face, puis il s'était avancé vers elle en secouant la tête.
Le front était large, démesuré, couronné de cheveux noirs en bataille; des mèches longues et bouclées, rétives, échappaient de ses mains quand elles tentaient de les emprisonner, de les tirer en arrière. Sa bouche était petite, son menton marqué. Le visage avait ainsi une forme triangulaire accusée, posé sur un cou long, maigre, serré par une chemise noire que tranchait une cravate à pois blancs. Les épaules étaient larges et la forme de la veste, croisée, noire elle aussi, en soulignait l'ampleur.
Joan avait aussitôt pensé à Orlando : il y avait dans l'allure des deux hommes, dans le choix même de ce type de vêtements, du noir pour toute couleur, une
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