Le Condottière
expression ennuyée comme si, déjà, elle avait été au bout de l'amour, déçue, lasse.
Joan, en effet, n'éprouvait plus aucune surprise dès qu'elle entrait dans l'appartement de Jean-Luc. Elle aurait voulu le quitter aussitôt mais elle était prise, elle devait aller jusqu'au centre du labyrinthe, il fallait qu'elle y meure pour que Jean-Luc puisse dire, en roulant sur le côté du lit, bras écartés, respiration haletante : « Joan, Joan, vous êtes ma vie, ma vie... »
Elle pensait aux nuits si semblables qu'elle avait passées chez Christophe Doumic.
Ces hommes ne vivaient-ils donc que de la passivité, de la compréhension des femmes, voire de leur sacrifice et de leur mort lente ou soudaine?
Et voici, tout à coup, l'appel de Mario Grassi, le téléphone que Jean-Luc tendit à Joan en faisant la moue, répétant qu'il s'agissait du directeur de l'Institut culturel italien, et la voix de cet inconnu qui passait, tout en gardant le même accent, du français à l'américain, puis à l'italien. Il était, disait-il, l'amico di Roberto Cocci, il giudicce dell'affare Morandi, le juge de l'affaire Morandi. Elle avait répondu qu'il pouvait poursuivre en italien, qu'elle le comprenait, et, durant quelques minutes, il avait expliqué qu'il avait envoyé, la veille, le texte de l'article de Joan à Parme, et Cocci l'avait beaucoup apprécié. Sur l'aspect français du système Morandi, il contenait même, avait-il dit, des informations que le juge ne possédait pas. Puis Grassi avait poursuivi en français. Joan connaissait-elle Parme, le Palazzo Ducale, un modèle de l'architecture du XVIII e siècle, construit par un Français - il s'interrompait, sifflotait, le nom lui échappait -, peut-être Petitot, mais les admirables fresques qui le décoraient étaient de Carracci, le parc qui l'entourait était l'un des plus beaux d'Italie, à son avis, et il s'y trouvait des statues de Boudard, ainsi qu'un laghetto, mais il était vrai que souvent, en hiver, le brouillard masquait tout cela, et en été...
Joan avait-elle lu récemment La Chartreuse de Parme? Grassi, lui, l'avait fait. Quel livre de passion, quelle juste perception de l'Italie, l'été, précisément : « Le jour de sa visite, la chaleur était accablante à Parme. » Voilà ce qu'écrivait Stendhal et il n'y avait pas d'autre mot : accablante. « Mais il faut prendre le risque du voyage, Cocci ou moi nous vous ferons visiter... » Il avait ri : « Vous vous méfiez sûrement des Italiens... »
Joan l'avait laissé parler. C'était soudain de l'air vif, du mouvement, des portes qui battaient. Elle imaginait un paysage ouvert, elle allait échapper à cette atmosphère confinée, à ce piétinement, au regard et à la voix de Jean-Luc...
- Oui, répondit-elle sans hésiter. Aujourd'hui, si vous voulez. Dans une heure, à l'Institut, rue de Varenne. A tout de suite.
Elle n'avait pas même écouté les protestations de Jean-Luc. Il devait dire : « Mais enfin, Joan, notre déjeuner, il fallait... »
Morandi, avait-elle répondu alors qu'elle avait déjà ouvert la porte. Cocci, le juge qui l'a inculpé... Le directeur de l'Institut est un ami du juge...
Elle ne s'était même pas excusée. Peut-être avait-elle ajouté qu'elle lui expliquerait plus tard, et elle avait refermé la porte sans se retourner, puis elle s'était élancée dans le couloir, ne prenant pas la peine de répondre à Bedaiev qui l'interpellait : - Lavignat, Hassner et même Brigitte Georges, je les ai tous sur le dos ! Et, bien sûr, les avocats de Morandi ont déjà appelé. Qu'est-ce que je dis, je te les passe?...
Elle dévalait l'escalier, uniquement préoccupée de quitter le journal avant que Jean-Luc ne la rejoigne, ne la sollicite à nouveau : « Joan, Joan, quand? Vous le savez, j'ai besoin de vous parler, je vous ai expliqué, mais il faut encore que je vous raconte, pour Ariane... » Et elle craignait autant de céder que de lui répondre qu'elle souhaitait pour l'heure ne plus le voir, qu'elle ne pouvait rien pour lui, qu'il ne s'agissait là que d'un nouveau mirage, qu'il devait cesser d'attendre d'une femme - Clémence, Joëlle, Ariane, maintenant elle - une issue, l'absolution.
Elle traversa l'entrée du journal, adressa un salut joyeux à l'hôtesse qui lui montrait le téléphone décroché en murmurant : « Duguet, Duguet », mais Joan secouait la tête : non, non... Elle se reprochait d'être inconstante, instable, d'aller de l'un à l'autre, d'être
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