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Le Condottière

Le Condottière

Titel: Le Condottière Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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restés impassibles comme s'ils avaient eu les lèvres cousues, les oreilles bouchées.
    Quand elle avait appris, en 1924, que Dino Morandi avait été abattu par un rouge, leur mère avait tué deux poulets et, toute la nuit, elle avait malaxé la pâte, préparé la farce pour les cappeletti, la sauce, le bouillon, et ce déjeuner-là, un jour de semaine, sur une nappe blanche, celle de son mariage, ses fils s'en étaient toujours souvenus.
    Elle était morte en 1944 sans avoir revu ses deux aînés, l'un prisonnier en Afrique orientale, l'autre combattant avec les partisans, sans doute au Piémont.
    Son plus jeune fils, Giacomo, l'avait portée en terre, puis - c'était l'automne ou le début de l'hiver, novembre ou décembre 1944 - il avait à son tour gagné les montagnes du Nord, au-dessus de Côme, et il était devenu l'un de ceux qu'Allemands et fascistes, les derniers, ceux qu'on appelait les Repubblichini, cruels comme des bêtes traquées, qualifiaient de Banditi.
    Un matin, peu avant la fin de la guerre, en mars ou avril 1945, quelques jours seulement avant qu'on ne tue Mussolini, sa maîtresse Claretta et Paola Morandi, les habitants de Bellagio avaient dû monter jusqu'à la forêt, les Allemands les ayant rassemblés et forcés à marcher. Dans une clairière d'où l'on apercevait tout le lac, le parc et le toit de la Villa Bardi, ils avaient découvert une trentaine de corps couchés les uns sur les autres, qu'ils avaient dû ensevelir côte à côte. Parmi eux, Giacomo Cocci.
    - Banditi, Banditi ! avaient hurlé les Allemands.
    C'était il y a mille ans, le temps pour Roberto Cocci de fermer et de rouvrir les yeux.

    29.
    P EUT-ÊTRE Joan avait-elle accepté de rencontrer Mario Grassi le matin même où il avait téléphoné, non pas, comme elle l'avait expliqué à Jean-Luc, parce que Grassi s'était présenté comme l'ami de Roberto Cocci, oui, le juge chargé de l'affaire Morandi, et qu'il avait été impressionné par l'article qu'elle avait écrit sur les Inconnues du système Morandi - « Votre titre, très bon! La Repubblica l'a repris ce matin en vous citant, j'ai le journal, si nous nous voyons... » avait-il dit -, mais parce que sa voix grave et pourtant changeante, avec des inflexions ironiques, des éclats, l'avait intriguée, attirée.
    Elle n'avait pas été séduite, plutôt distraite, comme si quelqu'un, de manière inattendue, lui avait ouvert une porte, tendu la main et dit : « Vous n'allez pas continuer à étouffer, là, dans cette pièce sombre, à vous morfondre. Et pourquoi? »
    Elle était debout dans le bureau de Jean-Luc, au journal, et il lui avait passé le téléphone sans même la regarder : « C'est pour vous, Joan, l'Institut culturel italien, avait-il lâché d'une voix accablée, ajoutant : Dépêchez-vous, je vous en prie, Joan, il faudrait qu'on parle, il faut qu'on trouve le temps, je dois tout vous raconter... »
    Elle l'avait interrompu d'un geste de la main gauche, agacée. Jean-Luc avait aussitôt baissé la tête.
    Elle avait eu envie de quitter son bureau, se reprochant d'être ainsi passée avec lui, en quelques semaines, de la compassion, de la tendresse - et, même si elle n'employait pas le mot, elle y avait cru : de l'amour - à la lassitude, à l'obligation de l'écouter, de le rencontrer par devoir, parce qu'il insistait sans craindre de paraître pitoyable, semblant même trouver dans cette attitude de quémandeur rejeté, houspillé, accepté à contrecoeur et avec impatience, une sorte de satisfaction morbide.
    Il comprenait Joan, disait-il. Il savait qu'il pesait sur elle. Il lui donnait raison de vouloir déjà se dégager, l'abandonner, mais elle ne le pouvait pas : pas elle, si différente de Clémence et de Joëlle, si proche, il l'avouait, d'Ariane, au point qu'il revivait sans doute avec elle une sorte de sentiment paternel mêlé de sensualité.
    Elle devait le savoir, elle occupait dans son destin une place unique, à un moment décisif de sa vie, alors que tout avait basculé. Imaginait-elle ce que cela signifiait pour lui, vingt années d'une vie qui tout à coup disparaissaient comme si elles n'avaient jamais existé, plus aucune trace : l'eau avait englouti Ariane mais l'avait noyé aussi. Il n'y avait plus rien que ces sentiments de culpabilité, de remords, d'abandon et de mort, de mort, cependant que Joan représentait tout à coup la vie, l'avenir, quelque chose de vibrant. Il éprouvait pour elle une passion complexe, comme il

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