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Le Condottière

Le Condottière

Titel: Le Condottière Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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reniflé, comme pour rejeter une odeur désagréable, avait tendu la main pour empoigner le livre et, ce faisant, il avait effleuré les doigts d'Ariane, longs et fuselés. La mauvaise humeur l'avait envahi; il s'en voulait de ces sentiments confus qui l'habitaient.
    Dix francs, vraiment, il ne comprenait pas pourquoi ce livre était à ce prix, il ne savait d'ailleurs plus s'il voulait le vendre, c'était un texte rare. Il avait bougonné, tournant et retournant le livre entre ses doigts.
    Pourquoi, à son âge, s'intéressait-elle à Joachim de Flore? Savait-elle seulement de qui il s'agissait? Ce n'était sûrement pas - d'un mouvement de tête, il avait montré la direction du Cours Élisabeth — là-bas qu'on parlait de Joachim de Flore ! Puis il avait lancé le livre sur la table. Mais, avait-il poursuivi, elle croyait peut-être qu'on y parlait d'amour et de passion, elle prenait ça pour un roman pornographique?
    Ariane n'avait pas bougé, les cuisses collées à la table, son poing gauche fermé, serrant la pièce de monnaie.
    « Prenez-le si vous le voulez, prenez-le », avait dit le bouquiniste. Seulement, ce n'était pas dix francs, mais vingt. Et, d'un geste rageur, il avait repris le livre, surchargé le premier prix, marmonné qu'il ne forçait personne à acheter.
    Ariane avait de nouveau enfoncé sa main gauche dans sa poche. Elle était en sueur. Chaque mouvement - ses doigts cherchant les pièces, son bras serrant les classeurs, ses cuisses s'appuyant au rebord de la table - lui paraissait difficile, comme si elle était déjà entravée, le corps lourd, mais elle n'en éprouvait pas moins une sensation inédite, angoisse et anxiété emportées par une fébrilité et une curiosité avide, un désir d'inconnu.
    Elle sentait peser sur elle le regard de cet homme et c'était la première fois qu'elle se trouvait dans un lieu clos face à un adulte dont elle devinait le tumulte des sentiments. Dans ce réduit où l'on pouvait à peine se mouvoir, où les livres montaient en piles le long des cloisons, elle était prise au piège et s'affolait tout en souhaitant que cette panique qui l'étreignait fût plus forte encore. Quand elle rentrait chez elle, rue de Sèvres, soit en métro, soit à pied, descendant le boulevard Saint-Michel, elle avait souvent remarqué qu'on la regardait avec insistance; elle savait qu'on se retournait sur elle, qu'on marchait parfois à ses côtés. Cela l'avait surprise et flattée : c'était toujours des hommes qu'elle jugeait vieux, dont elle pensait qu'ils avaient l'âge de son père, comme si les garçons de son âge, ceux qu'elle côtoyait en classe, l'avaient ignorée ou, pis encore, n'avaient pour elle aucune existence réelle, personnages inachevés qui rougissaient ou se haussaient sur la pointe des pieds pour tenter de se montrer aussi grands qu'elle, et que leur condition d'élèves obligés de réciter, de se rendre au tableau, de se planquer dans la cour pour fumer une cigarette, maintenait dans un état d'enfance dont elle-même avait le sentiment d'être depuis longtemps sortie.
    Ces hommes qui la regardaient, qui l'abordaient - mais elle n'écoutait pas ce qu'ils disaient, elle ne voulait pas les entendre, tournant la tête, pressant le pas - lui donnaient la certitude qu'en effet, elle ne pouvait pas même parler à ses camarades de classe. Elle se débarrassait de ceux qui tentaient de l'accompagner par un mouvement de tête, un regard, un haussement d'épaules, et c'était comme si tout son corps les rejetait. Ils n'insistaient pas. Ils l'insultaient de loin. Mais leurs regards ne portaient rien, n'étaient pas chargés de cette agressivité qui l'angoissait et l'attirait tout à la fois, qu'elle décelait dans les yeux des vieux, ceux de ce bouquiniste qui répétait : « Vingt francs, c'est à prendre ou à laisser. Vous prenez? »
    Elle avait jeté deux pièces sur la table et avait aussitôt enfoui le livre dans la poche droite de son blouson, mais, en voulant se hâter de quitter la boutique, elle s'était retournée si brutalement, comme pour se dégager d'une étreinte, qu'elle avait glissé, heurtant de l'épaule les livres, laissant tomber ses classeurs, se penchant pour les ramasser, et elle avait senti le bouquiniste s'avancer vers elle. Il avait frôlé ses jambes tout en disant : « Vous en faites un bordel ! Mais qu'est-ce que vous croyez, vous avez vu le bordel que vous avez fait? »
    En se redressant, elle s'était retrouvée contre lui

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