Le Condottière
et avait reculé cependant qu'il restait les bras ballants, le visage empourpré, avançant la lèvre inférieure comme s'il allait cracher.
Rue Saint-Jacques, marchant vite, gardant la main dans sa poche, paume ouverte sur la couverture du livre, elle avait froissé du bout des ongles le papier cellophane et avait ressenti à ce petit geste une nouvelle bouffée d'anxiété, comme si les mots du titre étaient entrés en elle : Amour et passion, Joachim de Flore, espérance et mystique...
Il lui semblait qu'en achetant ce livre, en le voulant plus que tout - car elle savait, et cette certitude l'affolait, l'homme de la boutique aurait pu exiger bien plus que vingt francs, le double du prix affiché, et pourtant elle n'aurait pas refusé - elle s'était comportée comme une joueuse qui accepte sans fin d'augmenter la mise. Rien ne justifiait son attitude. Elle ignorait qui était Joachim de Flore, mais ce nom, les autres mots : amour et passion, mystique et espérance, l'avaient attirée, poussée à accomplir cet acte de liberté, bien petit en vérité mais qu'elle avait vécu comme un défi, presque le viol d'un interdit, un premier ébranlement dans sa vie, une décision qui allait en entraîner d'autres dont elle craignait déjà les conséquences sans même savoir quels choix elle ferait, mais sûre qu'elle attendait ces changements, les désirait.
Lorsqu'elle était entrée dans l'appartement de la rue de Sèvres, Ariane avait serré les doigts sur le livre. Comme à chaque fois qu'elle refermait derrière elle la porte palière, elle avait éprouvé un instant d'appréhension. L'appartement était le plus souvent vide, humide, envahi par cet éclat glauque des après-midi de grisaille.
Autrefois, Clémence, la mère d'Ariane, apprenait ses rôles dans l'appartement, allant et venant dans le couloir, traversant les pièces, ignorant sa fille, mais sa voix chaude, mélodieuse, enveloppait Ariane, prononçant des mots qui lui paraissaient immenses et qu'elle répétait à voix basse, recroquevillée dans son lit, la porte de sa chambre entrouverte pour que la voix parvînt jusqu'à elle : « Mon amour, ma passion, crois-tu que je puisse accepter cette déchirure entre nous... Mon amour, ma passion, j'ai besoin de toi, de ton corps, viens, viens! »
Puis, brusquement, le silence avait envahi toutes les pièces, Clémence avait quitté la rue de Sèvres, embrassant sa fille distraitement : « Tu es mignonne, passe me voir quand tu voudras, je t'adore, tu sais, je reste dans le même quartier, voici mon téléphone, tu m'appelles, mais pas avant quinze heures, jamais, tu entends, jamais! »
Ariane avait eu envie de dire en s'accrochant au cou de sa mère : « Mon amour, ma passion, crois-tu que je puisse accepter cette déchirure entre nous, mon amour, ma passion, j'ai besoin de toi, de ton corps, viens, viens... »
Elle avait murmuré des bribes de cette phrase mais sa mère répétait : « Jamais avant quinze heures, n'est-ce pas? Tu me comprends, j'en suis sûre. Ton père a de grandes qualités, tu dois l'aimer, mais tu as senti qu'entre lui et moi ça n'allait pas, il a l'esprit tout en angles, c'est la raison, les faits, la lucidité personnifiés, un journaliste, un réaliste, si tu veux. Moi je suis ronde, tout en méandres : une actrice, une rêveuse... Il fallait que cela se termine, mais toi, tu n'en souffriras pas... »
« Mon amour, ma passion ! »
Peut-être avait-elle acheté ce livre pour ces deux seuls mots : amour et passion, venus d'autrefois, et qui plus jamais n'avaient retenti dans l'appartement.
- Voici Joëlle, avait dit un jour le père d'Ariane.
- Douze ans, c'est cela? avait demandé Joëlle. Elle a douze ans, une grande fille.
C'était une voix cassante et Ariane avait désormais fermé la porte de sa chambre. Elle était d'ailleurs le plus souvent seule dans l'appartement et y rentrer l'accablait. En se dirigeant vers sa chambre, elle avait le sentiment d'être engloutie par le silence. Il n'y avait que la rumeur de la rue de Sèvres, comme un lointain bruit de vagues en surface qu'elle aurait entendu depuis le fond.
Alors elle s'enfermait dans sa chambre, ramenait la couette sur elle, et, pour refouler ce silence, elle faisait hurler les sons de son walkman et elle avait vraiment l'impression que la musique expulsait les idées, les souvenirs, les projets, les inquiétudes de sa tête qui n'était plus qu'une caisse de résonance. Peu à peu elle s'engourdissait, la nuque
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