Le Condottière
raide, une douleur lui coupant le front.
Son père la surprenait ainsi, s'indignait puis la cajolait. Elle devait lire, travailler. Il la serrait contre lui : « Ariane, Ariane, qu'est-ce que tu veux? Qu'est-ce que je peux faire? »
Il était retenu au journal, expliquait-il. Il devait dîner avec les uns ou les autres, cela faisait partie de ses obligations professionnelles, comprenait-elle ça? Il l'avait inscrite au Cours Élisabeth, puisque le lycée Victor-Duruy refusait son entrée en seconde. Et Joëlle ajoutait que c'était une scolarité hors de prix : « C'est fou ce que ça coûte ! Est-ce que tu te rends compte, Ariane? Tu es une privilégiée, tant mieux, tant mieux, mais il faut en avoir conscience... »
Ariane ne répondait rien. Elle avait parfois la sensation d'être enfermée dans un sarcophage qui était sa propre apparence, son corps. Elle se trouvait à l'intérieur, petit être ratatiné qu'on ne voyait pas, qui n'occupait qu'une minuscule partie d'elle-même. Et elle pensait parfois que c'était injuste, anormal, qu'il devait y avoir une manière de vivre qui permettait de s'épanouir, d'envahir tout le sarcophage, d'être présent jusqu'au bout de ses doigts et jusqu'à l'extrémité de ses cheveux, de ressentir l'unité de son corps et de soi-même. Ce n'avait d'abord été qu'un espoir, comme un refus du froid, de l'engourdissement, les mots glissant sur elle sans qu'elle éprouvât rien d'autre qu'une tristesse qui la laissait transie. Il ne lui restait plus que la musique dans la tête, sans rien entre les sons et son corps, les écouteurs sur les oreilles : violence et cruauté du bruit qui arrachait toutes les questions; douleur, mais apaisement.
Puis il y avait eu cette transformation de son corps, cette surprise et cette émotion, ce sang qui s'échappait d'elle, le gonflement de ses seins, cette chaleur dans les veines, ce battement du coeur qui résonnait dans la gorge, lui imprimait une respiration saccadée, haletante, et cette sensation que ses membres, chaque partie de son corps lui appartenaient, qu'elle était enfin en eux.
Elle avait commencé à sentir des regards se poser sur elle dans la rue, qui la terrorisaient et lui donnaient la joie inquiète d'exister.
Elle avait grandi, elle marchait très droite. A l'agacement de Joëlle quand elles se croisaient de loin en loin dans l'appartement, elle devinait de la jalousie, une rivalité qu'elle ne désirait pas mais qui naissait spontanément, rendant sa voix encore plus aiguë, coupante : « Jean-Luc, voyons, mais c'est une femme ! disait-elle. Regarde-la : Ariane est devenue une femme, maintenant. Le corps, ça existe, et le sien est un corps de femme ! »
Ariane ne répondait pas, s'enfermait dans sa chambre. Avant d'entrer, désormais, son père frappait.
Il se sentait désarçonné, inquiet, attentif à la façon dont elle s'habillait, soucieux de connaître les heures auxquelles elle rentrait. Il lui téléphonait du journal, la mettant en garde sans préciser ce qui pouvait la menacer, et elle en jouait : « Mais qu'est-ce que tu veux dire, papa? » Il grimaçait, haussait les épaules : enfin, elle savait bien, elle était une femme, elle lisait les journaux, regardait la télévision. « Tu es au courant, quand même, non? »
Une ou deux fois, elle l'avait provoqué. Craignait-il qu'on lui passe le sida? « Les préservatifs, papa, voyons, on nous explique ça en classe. »
Il s'était tu, avait quitté la chambre et elle avait été aussitôt envahie par une bouffée d'anxiété, d'impatience et de désespoir.
Que savait-elle? Rien. Elle avait peur. Il fallait cependant que cela ait lieu, pour elle comme pour toutes ces autres filles qui, dans la cour, à deux ou trois, parlaient à mi-voix, jetant des regards autour d'elles, de leurs nuits dans un châlet, pendant les vacances de février, ou de ces étudiants qui les attendaient au coin de la rue Pierre-Nicole et de la rue Saint-Jacques et qu'elles accompagnaient jusque dans leur chambre.
Certains d'entre eux s'étaient approchés d'Ariane, mais quand elle ne les ignorait pas, elle les regardait avec un tel mépris qu'ils s'éloignaient en se dandinant, ridicules, et Ariane se sentait à la fois fière et désemparée.
Peut-être était-ce à cause d'eux qu'elle s'était arrêtée devant la boîte de bois bleu du bouquiniste de la rue Pierre-Nicole, peut-être avait-elle souhaité que l'un de ces garçons qu'elle avait aperçus à l'angle de la rue
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