Le Dernier Caton
me racontiez tout l’un et l’autre. (Elle posa sa main sur mon épaule et me poussa doucement vers l’intérieur de la maison.) Alors, dis-moi, comment va notre Saint-Père ?
La journée fut une interminable succession de visites des divers membres de la famille. Giuseppe, l’aîné, vivait en ville avec son épouse Rosalia et leurs quatre enfants ; Giacoma et Domenico, installés en ville eux aussi avec nos parents, avaient cinq enfants qui arrivèrent de l’université de Messine où ils étudiaient. Cesare, le troisième, marié avec Letizia, avait lui aussi quatre rejetons qui résidaient malheureusement à Agrigente. Pierluigi, le cinquième, arriva dans l’après-midi avec sa femme Livia et leurs enfants ; Salvatore, le septième, le seul séparé, apparut avec trois de ses quatre enfants ; et, enfin, Agueda, la cadette, qui avait trente-cinq ans, arriva avec Antonio, son mari, et leurs trois enfants, parmi lesquels ma chère nièce Isabella.
Pierantonio, Lucia et moi étions les trois seuls religieux de la famille. J’avais toujours éprouvé une certaine inquiétude en comparant les projets qu’avait ma mère pour nous avec ce que nous avions fait de notre vie. Comme si Dieu donnait aux mères la clairvoyance nécessaire pour deviner ce qui va se passer et, plus préoccupant encore, comme si Dieu ajustait ses plans aux désirs des mères. Mystérieusement, Pierantonio, Lucia et moi étions entrés dans les ordres comme ma mère l’avait toujours souhaité. Je me souviens encore de l’entendre dire à mon frère, alors âgé de seize ans : « Tu ne peux pas imaginer comme je serais fière de te voir devenir prêtre, un bon prêtre, et tu pourrais l’être, car tu as le caractère parfait pour conduire un diocèse d’une main ferme. » Ou, alors qu’elle peignait la belle chevelure blonde de Lucia, lui murmurer à l’oreille : « Tu es trop intelligente et indépendante pour te soumettre à un mari ; le mariage, ce n’est pas pour toi. Je suis sûre que tu seras beaucoup plus heureuse en menant la vie des religieuses de ton école : des voyages, des études, la liberté, de bonnes amies…» Sans compter ce qu’elle me disait, à moi : « De tous mes enfants, Ottavia, tu es la plus brillante, la plus orgueilleuse… Tu as un caractère si entier, si fort que Dieu seul pourra faire de toi la personne que j’aimerais que tu sois. » Elle répétait toutes ces choses avec la force et la conviction d’une pythie prédisant l’avenir. Étrangement, la même chose se produisit pour mes frères : leurs occupations, études ou mariages s’ajustèrent parfaitement aux prédictions maternelles.
Je passai toute la journée avec la petite Isabella, à la promener d’un côté à l’autre de la maison, à bavarder avec les membres de ma grande famille, et à saluer les oncles, cousins et proches qui venaient féliciter mon père et lui apporter des cadeaux. Il y avait tant de monde que j’eus à peine le temps de l’embrasser avant de le perdre de vue de nouveau. Je me souviens seulement que, dans un geste de fatigue infinie, il me regarda avec orgueil et me caressa la joue de sa main rugueuse, avant d’être emporté par de nouveaux venus. On aurait dit une foire d’empoigne !
Dans l’après-midi, j’eus mal au dos d’avoir tant porté ma nièce qui s’accrochait à mon cou sans pitié. Chaque fois que je voulais la poser à terre, elle remontait le long de mes jambes et s’accrochait à ma taille comme un petit singe. Quand ce fut l’heure de préparer le dîner, les femmes s’acheminèrent vers la cuisine, et les hommes se rassemblèrent dans le salon pour parler des affaires de la famille. Je ne fus pas étonnée de voir apparaître alors, entre les casseroles et les poêles, la haute silhouette de mon frère Pierantonio. Je ne pus m’empêcher de remarquer que ses gestes et ses mouvements avaient une certaine ressemblance avec les manières élégantes de monseigneur Tournier. Les différences entre les deux étaient infinies, mais ils avançaient dans la vie avec le pas caractéristique des hommes sûrs d’eux et dotés de charisme.
Ma mère le regarda d’un air fasciné tandis qu’il s’approchait.
— Maman, dit-il en lui déposant un baiser sur la joue, je peux emmener Ottavia ? J’aimerais bavarder un peu dans le jardin avec elle avant le dîner.
— Et moi, on ne me demande pas mon avis, bien sûr ! répondis-je de l’autre bout de la cuisine où
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