Le Dernier Caton
plus âgée avec ses cinquante et un ans, continuait à porter obstinément la tenue qu’elle avait adoptée après que l’on eut supprimé l’habit : chemise blanche, veste bleu marine, jupe de la même couleur couvrant le genou et épais bas noirs. Margherita était la supérieure de notre communauté et la directrice de l’école où toutes les trois travaillaient. Elle avait juste quelques années de plus que moi. Notre relation avait mué au fil des ans, de distante, cordiale, elle était devenue amicale. Pour finir, la jeune Valeria, d’origine milanaise, enseignait aux plus petits, parmi lesquels on trouvait de plus en plus d’enfants d’immigrés arabes et asiatiques, avec tous les problèmes de communication que cela posait dans la classe. Je l’avais surprise, récemment, plongée dans la lecture d’un ouvrage volumineux sur les coutumes et religions des autres continents.
Toutes les trois considéraient avec infiniment de respect mes fonctions au Vatican, même si elles connaissaient mal le détail de mes occupations. Elles savaient juste qu’elles ne devaient pas y fureter. Je suppose qu’elles avaient été mises en garde par nos supérieures, qui avaient dû leur faire un tas de recommandations à ce sujet. D’ailleurs mon contrat de travail avec le Vatican comportait une clause très explicite qui m’interdisait de parler de mes activités avec des personnes extérieures sous peine d’excommunication. Néanmoins, comme je savais que cela leur faisait plaisir, de temps en temps je leur racontais une découverte récente sur les premières communautés chrétiennes ou les débuts de l’Église. Bien sûr, je ne leur révélais que des choses positives qui ne risquaient pas d’ébranler l’historiographie officielle ni de remettre en cause les articles de foi. Pourquoi aller leur raconter, par exemple, que dans un écrit d’Irénée, un des Pères de l’Église, daté de 183 et jalousement gardé dans les Archives, on mentionnait comme premier pape Lineo, et non Pierre ? Ou bien que la liste officielle des premiers papes recueillie dans le Catalogus Liberianus de l’an 354 était complètement fausse et que les prétendus personnages qui s’y trouvaient mentionnés, Anaclet, Clément I er , Évariste, Alexandre, n’avaient jamais existé. Pourquoi leur raconter tout cela… ? Pourquoi leur dire aussi que les quatre Évangiles avaient été écrits après les Épîtres de Paul, véritable forgeron de notre Église, en suivant sa doctrine et ses enseignements, et non le contraire comme on le croyait ? Mes doutes et mes peurs que Ferma, Margherita et Valeria saisissaient avec beaucoup d’intuition, mes luttes intérieures et mes grandes douleurs étaient un secret auquel je ne pouvais mêler que mon confesseur, et celui de tous les employés des Archives secrètes, le père Egilberto Pintonello.
Après avoir mis le plat dans le four et disposé la table, nous entrâmes, mes compagnes et moi, dans la chapelle de la maison, et nous assîmes sur les coussins éparpillés par terre, autour de l’autel devant lequel brûlait la flamme d’une minuscule bougie. Nous récitâmes ensemble les mystères douloureux du rosaire, puis nous nous tûmes, et priâmes dans un recueillement complet. Nous étions en période de carême et, ces jours-là, à la demande du père Pintonello, je devais réfléchir sur le passage évangélique des quarante jours de jeûne de Jésus dans le désert et les tentations du démon. Ce n’était pas vraiment de mon goût, mais j’ai toujours été terriblement disciplinée et je n’aurais pas osé aller contre une indication de mon confesseur.
Tandis que je priais, la rencontre de cette journée avec les prélats me revint en mémoire, et me troubla. Je me demandai si je parviendrais à accomplir avec succès un travail dont on me cachait certains faits. L’affaire avait un tour très étrange. L’homme des photos était impliqué dans un délit contre l’Église catholique, avait dit monseigneur Tournier…
Cette nuit-là, je fis d’horribles cauchemars dans lesquels un homme blessé et décapité, qui était la réincarnation du Diable, apparaissait devant moi à tous les coins d’une avenue où j’avançais en vacillant comme si j’étais saoule ; il me tentait en faisant miroiter le pouvoir et la gloire de tous les règnes du monde.
La sonnerie de la porte retentit avec impatience à huit heures du matin tapantes. Margherita, qui alla
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