Le dernier royaume
tu
essaies de tuer un Dane, ton père n’aura plus de fils. Tu es son seul héritier,
désormais ; ton devoir est de vivre.
Je fis donc mon devoir et restai en arrière, tandis que,
trop lentement, notre armée rassemblait son courage et s’avançait vers la cité.
La rivière était sur notre gauche, notre campement désert sur la droite, et
l’alléchante ouverture dans les murailles de la ville devant nous. C’est là que
les Danes patientaient en silence, derrière leurs boucliers côte à côte.
— Les plus braves iront les premiers, me dit Beocca. Et
ton père sera de ceux-là. Ils feront un coin, ce que les auteurs latins nomment
une porcinum capet. Sais-tu ce que cela signifie ?
— Non.
Et je m’en moquais bien.
— Une tête de porc. C’est comme la défense d’un
sanglier. Les plus braves avancent les premiers et, s’ils rompent la ligne, les
autres les suivent.
Beocca disait vrai. Trois coins se formèrent en première
ligne, chacun issu des troupes d’Osbert, d’Ælla et de mon père. Les hommes se
tenaient les uns contre les autres, leurs boucliers serrés comme ceux des
Danes, tandis que ceux des hommes qui les suivaient les protégeaient,
constituant une sorte de toit. Puis, lorsqu’ils furent prêts, tous poussèrent
une clameur et s’avancèrent. Ils ne couraient pas. Je pensais qu’ils le
feraient, mais le coin ne peut demeurer en place si les hommes courent. Le coin
est une stratégie de guerre lente, assez lente pour que les hommes qui s’y
trouvent aient le temps de s’inquiéter, de s’interroger sur la force de
l’ennemi et de redouter que le reste de l’armée ne suive pas. Mais les autres
les soutinrent. Les trois coins n’avaient pas fait vingt pas que toute l’armée
s’avança à son tour.
— Je veux m’approcher, suppliai-je.
— Tu attendras, rétorqua Beocca.
À présent, j’entendais les cris, des cris de défi, des cris
qui donnent du courage, puis les archers de la ville bandèrent leurs arcs et je
vis scintiller les plumes des flèches qui criblaient les trois coins. Un instant
plus tard, leurs lances s’abattirent sur les boucliers levés. À mon grand
étonnement, il me sembla qu’aucun de nos hommes n’était touché, mais je vis les
boucliers hérissés de flèches et de lances comme des porcs-épics, et les trois
coins continuer d’avancer. C’était au tour de nos archers de tirer sur les
Danes, et quelques-uns de nos hommes sortirent des rangs derrière les coins
pour lancer leurs javelles sur le mur de boucliers de l’ennemi.
— Ce ne sera plus long, murmura Beocca d’un ton
inquiet.
Il se signa et commença à prier en silence, tandis que sa
main gauche infirme tressaillait.
J’observais le coin de mon père, le coin central, celui où
se dressait la bannière à tête de loup, et je vis les boucliers rapprochés
disparaître dans le fossé creusé au pied du talus. Je sus que mon père était en
grand danger et je le pressai de vaincre, de tuer et de donner au nom d’Uhtred
de Bebbanburg encore plus de gloire, puis je vis les boucliers ressortir du
fossé et, telle une bête monstrueuse, gravir le flanc du talus.
— Leur avantage, dit Beocca du ton patient qu’il
prenait lors de mes leçons, c’est que les pieds de l’ennemi font des cibles
faciles quand on s’approche par en dessous.
Je pense qu’il tentait de se rassurer, mais je le crus
cependant et il devait avoir raison, car la formation de mon père, première sur
le talus, paraissait indemne lorsqu’elle arriva devant le mur de boucliers des
Danes. Je ne voyais rien d’autre que les éclairs des épées qui tourbillonnaient
et j’entendais le fracas du fer sur le bois, du fer sur le fer. Pourtant, le
coin continuait à progresser. Telle la défense aiguisée d’un sanglier, il avait
percé le mur des Danes et poursuivait son chemin. Bien que l’ennemi se soit
replié sur eux, il semblait que nos hommes gagnaient, car ils avançaient
toujours, et les soldats qui les suivaient avaient dû sentir que l’ealdorman
Uhtred leur avait apporté la victoire, car ils poussèrent soudain une clameur
et se précipitèrent pour seconder leur avant-garde.
— Dieu soit loué, dit Beocca en voyant fuir les Danes.
Un instant plus tôt, ils formaient une épaisse muraille de
boucliers hérissée d’armes, et à présent ils disparaissaient dans la ville
tandis que notre armée, soutenue par ceux dont la vie avait été épargnée, se
précipitait à leur
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