Le dernier royaume
poursuite.
Les Danes avaient disparu. Le talus était envahi par nos
troupes qui s’engouffraient par l’ouverture et se déversaient dans les rues.
Les trois bannières, celle de mon père avec sa tête de loup, celle d’Ælla avec
sa hache, celle d’Osbert avec sa croix, flottaient sur Eoferwic. J’entendais
des hommes pousser des vivats et j’éperonnai mon cheval, qui échappa à Beocca.
— Reviens ! cria-t-il en me suivant sans chercher
à me retenir.
Nous avions gagné, Dieu nous avait octroyé la victoire et je
voulais m’approcher pour sentir l’odeur du carnage.
Ni le prêtre ni moi ne pûmes pénétrer dans la cité car
l’ouverture était envahie par nos hommes, mais je talonnai de nouveau ma
monture et elle força son chemin dans la cohue. Certains soldats protestèrent
mais, voyant le cercle de bronze doré sur mon casque et comprenant que j’étais
de noble naissance, ils s’efforcèrent de m’aider à avancer, tandis que Beocca,
retenu à l’arrière par la foule, me criait de ne pas m’éloigner de lui.
— Rattrape-moi ! lui lançai-je.
Il cria de nouveau, mais cette fois sa voix était empreinte
de terreur. Je me retournai et distinguai des Danes débouchant sur la plaine.
Sans doute cette horde avait-elle quitté la ville par la porte nord pour couper
notre retraite, et ils devaient savoir que nous allions ressortir, car ils
semblaient finalement capables de construire des murs : c’était dans la
ville qu’ils les avaient bâtis, puis ils avaient feint de détaler des remparts
afin de nous entraîner dans un carnage. Leur piège se refermait sur nous. Certains
des Danes qui sortaient de la ville étaient à cheval, la plupart étaient à
pied, et Beocca fut pris de panique. C’était compréhensible : les Danes
aiment massacrer les prêtres chrétiens. Ne voulant pas finir en martyr, Beocca
tourna bride et éperonna son cheval qui partit au galop le long de la rivière.
Les Danes, qui n’avaient cure du destin d’un seul homme alors que tant d’autres
étaient à leur merci, le laissèrent s’enfuir.
Il est vrai que, dans la plupart des armées, les plus
timorés et ceux qui ont les armes les moins meurtrières demeurent en retrait.
Les braves s’élancent en première ligne, les faibles cherchent à rester à
l’arrière, et l’ennemi qui peut atteindre l’arrière sait qu’il fera un
massacre.
Je suis aujourd’hui un vieillard et mon destin m’a conduit à
voir la panique s’emparer de bien des armées. Cette panique est pire que la
terreur du mouton pris au piège d’un ravin et assailli par les loups, plus
désespérée que celle du saumon qui se tortille dans le filet qu’on soulève. En
l’entendant, le ciel doit en être déchiré, mais pour les Danes, ce jour-là,
c’était le doux bruit de la victoire, et pour nous, celui de la mort.
Je tentai de m’échapper. Dieu sait que, moi aussi, j’étais
saisi de panique. J’avais vu Beocca se précipiter derrière les saules du bord
de la rivière et je tentai de faire tourner bride à ma jument. Cependant, l’un
de nos hommes voulut s’en emparer ; j’eus la présence d’esprit de dégainer
mon épée et de le frapper à l’aveuglette tout en éperonnant ma monture. Je ne
réussis qu’à quitter la cohue pour me jeter dans les bras des Danes. Tout
autour de moi, des hommes criaient tandis que les haches et épées danes
tourbillonnaient et tranchaient. L’œuvre de la mort, le festin sanglant, le
chant de l’épée, comme ils disent. Peut-être fus-je sauvé pendant un instant,
car j’étais le seul de notre armée qui fût à cheval. Comme plusieurs Danes
l’étaient eux aussi, il est probable qu’ils me prirent pour l’un des leurs,
mais l’un d’eux m’appela dans une langue que j’ignorais. Je levai les yeux et
le vis tête nue, avec ses longs cheveux clairs, sa cotte de mailles couleur
d’argent et le large sourire qui tordait son visage dément, et je reconnus
l’assassin de mon frère. Sot que j’étais, je lui répondis d’un cri. Derrière le
Dane aux longs cheveux, se tenait le porteur d’un insigne représentant l’aile
d’un aigle. J’avais les yeux brouillés par les larmes, mais la folie de la
bataille me gagna, car, malgré ma panique, je fondis sur le Dane aux longs
cheveux et lui portai un coup de mon épée. Il l’esquiva de la sienne et ma
piètre lame se courba comme l’arête d’un hareng. Aussitôt, il s’apprêta à me
porter le coup de
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