Le dernier royaume
langue.
Je ne répondis pas, terrifié par ses yeux morts.
— Où es-tu donc passé ? demanda-t-il. Les elfes
t’ont-ils emporté dans les entrailles de la terre ?
— J’ai faim, avouai-je.
— Tu es donc encore là, dit-il. Voici du porc, du pain,
du fromage et de l’ale. Dis-moi quel est ton nom.
Je faillis répondre Osbert, mais je me rappelai que j’étais
Uhtred.
— Uhtred, répondis-je.
— Un nom bien laid, dit le vieil homme. Cependant, mon
fils m’a demandé de m’occuper de toi. Aussi le ferai-je, mais tu devras en
faire autant. Me trancheras-tu un peu de porc ?
— Ton fils ? m’étonnai-je.
— Le jarl Ragnar, dit-il. Parfois surnommé Ragnar
l’Intrépide. Qui étaient-ils en train de tuer ?
— Le roi, dis-je. Et un prêtre.
— Quel roi ?
— Osbert.
— A-t-il eu une belle mort ?
— Non.
— Dans ce cas, il n’aurait pas dû être roi.
— Es-tu roi ? demandai-je.
Il se mit à rire.
— Je suis Ravn. Jadis, j’étais jarl et guerrier, mais à
présent, je suis aveugle et ne sers à rien. Ils devraient me donner un coup de
massue sur la tête et m’expédier dans l’autre monde. (Je ne sus que répondre.)
Mais j’essaie de me rendre utile, continua Ravn en cherchant le pain à tâtons.
Je parle ta langue et la langue des Bretons, comme celle des Sorbes ainsi que
celles des Frisons et des Francs.
La langue est désormais mon métier, mon garçon, car je suis
devenu un scalde.
— Un scalde ?
— Tu dirais sans doute un conteur, un poète, un faiseur
de rêves, un homme qui tisse de la gloire avec rien et t’éblouit par son
ouvrage. Il m’incombe maintenant de narrer cette journée d’une manière qu’aucun
homme n’oublie jamais nos hauts faits.
— Mais si tu ne peux voir ce qui s’est passé,
répondis-je, comment peux-tu le raconter ?
Ravn se mit à rire.
— As-tu entendu parler d’Odin ? Dans ce cas, tu
devrais savoir qu’Odin a sacrifié l’un de ses yeux en échange du don de poésie.
Alors je suis peut-être deux fois meilleur qu’Odin comme poète, ne crois-tu
pas ?
— Je descends de Woden.
— Vraiment ? (Il sembla impressionné, mais
peut-être voulait-il simplement se montrer aimable.) Alors qui es-tu, Uhtred,
descendant du grand Odin ?
— Je suis l’ealdorman de Bebbanburg, répondis-je.
Cela me rappela que j’avais perdu mon père et, à ma grande
honte, je fondis en larmes. Ravn ne prêta pas attention à moi tandis qu’il
écoutait les vociférations et les chants des ivrognes et les piaillements des
filles capturées dans notre camp qui offraient aux guerriers la récompense de
leur victoire. Ce spectacle grotesque chassa mon chagrin, car, en vérité, je
n’avais encore rien vu de tel, même si, grâce à Dieu, je devais durant les
années qui suivraient, connaître moi-même de telles récompenses.
— Bebbanburg ? répéta Ravn. J’y suis allé bien
avant ta naissance. Il y a vingt ans.
— À Bebbanburg ?
— Pas dans la forteresse, concéda-t-il. Elle était
imprenable. Mais j’étais au nord, sur l’île où prient les moines. J’ai tué six
hommes, là-bas. Pas des moines. Des vrais hommes. Des guerriers. (Il sourit à
ce souvenir.) À présent, ealdorman Uhtred de Bebbanburg, raconte-moi ce qui se
passe.
Je devins donc ses yeux et lui décrivis les hommes qui
dansaient, ceux qui arrachaient leurs vêtements aux femmes et ce qu’ils leur
faisaient, mais Ravn ne s’intéressait pas à cela.
— Que font Ivar et Ubba ? demanda-t-il.
— Ivar et Ubba ?
— Ils doivent être sur la plus haute estrade. Ubba est
le plus petit et il ressemble à un tonneau avec une barbe, et Ivar est si
maigre qu’on l’appelle « Sans-Os ». On pourrait s’en servir comme
d’une flèche tant il est fin.
J’appris plus tard qu’Ivar et Ubba étaient les deux aînés de
trois frères et les chefs de l’armée dane. Ubba dormait, sa tête couronnée de
cheveux noirs enfouie dans ses bras posés dans les reliefs de son repas. Ivar
le Sans-Os, lui, était éveillé. Il avait des yeux enfoncés dans leurs orbites,
un visage squelettique, des cheveux jaunes tirés en arrière et une expression de
méchanceté boudeuse. Ses bras étaient couverts de ces bracelets d’or qu’aiment
à porter les Danes en témoignage de leurs prouesses dans la bataille et une
chaîne d’or pendait à son cou. Deux hommes lui parlaient. L’un, debout derrière
lui, semblait chuchoter à son
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