Le dernier templier
regarda avec incrédulité. Le visage du vieil homme s’était vidé de toute couleur et ses yeux étaient injectés de sang. Le jeune chevalier parcourut du regard le corps du grand maître pour comprendre ce qui s’était passé. Il aperçut la tige empennée d’un carreau qui saillait de la cage thoracique. Le dignitaire tenait le bout de la hampe dans le creux de sa main. De l’autre, il fit signe à Aimard d’approcher. Celui-ci s’agenouilla à côté de lui et prit la main de son supérieur entre les siennes.
— Il est temps, parvint-il à prononcer d’une voix faible, chargée de souffrance, mais claire. Pars maintenant... et que Dieu soit avec vous.
Les mots effleurèrent les oreilles de Martin sans pénétrer son esprit. Il était ailleurs, concentré sur un détail qu’il avait remarqué dès que Beaujeu avait ouvert la bouche. Sa langue avait viré au noir. La rage et la haine grondèrent dans la gorge du chevalier, qui reconnaissait là les effets du poison. Le carreau était empoisonné. Ce haut personnage qui avait dominé tous les aspects de sa vie de jeune templier, aussi loin que ses souvenirs pouvaient remonter, ce meneur d’hommes était quasiment mort.
Beaujeu leva son regard vers Sevry et hocha la tête presque imperceptiblement. Le maréchal se baissa vers le pied de la table et souleva un coin du drap de velours pour dévoiler un coffret ouvragé. Il ne mesurait pas plus de trois paumes de large {2} . Martin ne l’avait jamais vu. Dans un profond silence, il regarda Aimard se relever à son tour et fixer la boîte. Puis les yeux de Villiers se posèrent sur Beaujeu. Le vieil homme soutint un instant son regard avant de refermer les paupières. Sa respiration s’était transformée en un râle inquiétant. Aimard se dirigea vers Sevry et l’étreignit. Puis il souleva le coffret et, sans un regard en arrière, il avança vers la porte. En passant devant Martin, il lui dit simplement :
— Viens !
Martin hésita. Il regarda Beaujeu, puis le maréchal. D’un hochement de tête, celui-ci manifesta son consentement. Le jeune chevalier se hâta de suivre son aîné.
Aimard se dirigeait vers le quai de la forteresse.
— Où allons-nous ? demanda Carmaux.
— Le Faucon-du-Temple nous attend. Dépêche-toi.
Martin s’arrêta sur place, l’esprit en pleine confusion.
— Nous partons ?
Il connaissait Aimard de Villiers depuis quinze ans, plus précisément depuis la mort de son propre père, lorsque lui-même n’avait que cinq ans. Depuis, Aimard avait été son protecteur et son mentor. Son héros. Ils avaient participé ensemble à de nombreuses batailles. Et, quand la dernière heure serait arrivée, il était normal, pensait Martin, qu’ils soient encore côte à côte et meurent l’un près de l’autre. Mais pas de cette manière. Cela n’avait aucun sens. C’était... de la désertion !
Aimard s’arrêta à son tour, mais simplement pour attraper son jeune compagnon par l’épaule et lui faire reprendre ses esprits.
— Dépêche-toi ! ordonna-t-il.
— Non ! hurla Martin en repoussant ses mains.
Le jeune homme sentit une nausée monter dans sa gorge. Son visage s’assombrit tandis qu’il cherchait ses mots.
— Je ne veux pas abandonner nos frères, bégaya-t-il. Pas maintenant... ni jamais !
Aimard lâcha un long soupir et tourna les yeux vers la cité assiégée. Les projectiles incendiaires formaient des arcs dans le ciel nocturne et pleuvaient de tous côtés. Serrant toujours le coffret, il pivota et fit un pas menaçant vers Martin. Leurs visages se touchaient presque.
— Tu crois que je veux les abandonner ? siffla Aimard d’une voix tranchante. Tu crois que je veux abandonner notre maître à l’heure de son dernier souffle ? Ne me connais-tu pas mieux que cela ?
Une tempête bouleversait l’esprit de Martin.
— Alors... pourquoi ?
— Ce que nous devons faire est beaucoup plus important que de tuer ces chiens enragés, répondit Aimard. Crois-moi, notre mission est cruciale pour la survie de notre Ordre. Elle est cruciale si nous voulons nous assurer que tout ce pour quoi nous avons oeuvré ne mourra pas ici. Il faut partir maintenant.
Martin ouvrit la bouche pour protester, mais l’expression d’Aimard était sans équivoque. À contrecoeur, le jeune homme suivit son aîné.
Il ne restait qu’un navire dans le port : le Faucon-du-Temple. Toutes les autres galères avaient pris le large avant l’assaut des
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