Le fantôme de la rue Royale
endurance à toute épreuve. Voilà ce que je vous propose. J’habite à quelques pas : je nous fricoterai quelque chose. Cela dit, mon cher commissaire, il faudra fermer les yeux sur mon désordre.
Le père Raccard entraîna Nicolas jusqu’à la rue aux Fèves, où ils pénétrèrent dans une maison toute de guingois. Les marches de l’escalier craquaient et l’obscurité était totale, tant on craignait l’incendie dans ces vieilles demeures qui prenaient feu comme de l’étoupe. Nicolas entendit une clé grincer dans une serrure. Le père frotta une allumette ; la flamme fragile traversa une pièce et se posa sur une chandelle. Le commissaire eut le souffle coupé devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Un désordre monstrueux régnait dans une chambre, longue et inégale comme une coursive de bateau. Le plafond, avec ses poutres incurvées par l’âge, faisait ventre, et aucune ligne n’était parallèle ou perpendiculaire. Cela tenait de l’intérieur d’une caverne dont les parois auraient été tapissées de rayonnages remplis de livres innombrables, dont certains paraissaient très vieux. Sur une table aux pieds contournés couverte de manuscrits et de papiers, un chat noir montait la garde. Ses yeux verts fixèrent Nicolas avec une placide indifférence. Le père Raccard disparut et commença à s’agiter afin d’allumer son potager. Sous le regard de son hôte, il fit fondre du fromage de Piémont qu’un ami dominicain de Turin lui adressait régulièrement par la malle-poste. Il ajouta du beurre, du poivre broyé et en tartina de larges tranches de pain. Il courut dans la pièce dégager un rayonnage de ses livres, dévoilant ainsi une cachette emplie de flacons poussiéreux. Il repartit dans le réduit où se tenait son potager et fit réchauffer une soupe dont le commissaire se régalerait, composée qu’elle était de légumes cuits au milieu d’un confit de canard venu de sa province, à laquelle il ajouterait un soupçon de vieille prune pour lui donner, disait-il, du corps et de l’accent.
La bienfaisance d’un souper que Nicolas ne s’attendait pas à trouver si délicieux dans un endroit aussi étrange se fit bientôt sentir. Le vin vieux y était aussi pour beaucoup, un bourgogne chaleureux des hospices de Beaune. Nicolas proposa au père Raccard de le laisser se reposer et de se retrouver le lendemain, rue Saint-Honoré. L’exorciste écarta cette proposition ; le démon, si c’était bien lui, n’attendait pas. Plus vite le combat s’engagerait, plus les chances augmenteraient de limiter l’infestation. De surcroît, Sa Grandeur souhaitait que l’affaire fût réglée au plus tôt avant qu’elle ne jette le trouble parmi les fidèles, avec les conséquences désastreuses que ces manifestations déclenchaient toujours. Il fallait « courir sus », et puisque la possession se propageait la nuit et au petit matin, il entendait être sur place dès ce soir. Il sortit d’un placard un portemanteau dans lequel il empila un gros bréviaire, son étole, une bouteille d’eau bénite, un crucifix et une petite boîte d’argent, ainsi qu’un rameau de buis et des cierges.
— Cela est nécessaire, mais point suffisant, déclara-t-il. Tout est là.
Il désignait sa tête et son cœur.
— Êtes-vous en situation d’affronter le démon ? A-t-il moyen de vous surprendre, de vous désarçonner, de vous faire perdre contenance en vous révélant des faits enfouis ou des actions oubliées ?
— Cela s’est déjà produit, mon père, répondit Nicolas. Cela m’a convaincu de sa puissance, mais non de son influence sur moi.
— Bien, mais pas d’orgueil non plus. Il s’insinue par toutes nos failles y compris par nos vertus. Si vous ne vous sentez pas de force, abandonnez, ou, comme Ulysse, bouchez-vous les oreilles avec de la cire ! Encore que je suppose le démon capable de parler à l’intérieur de nous-mêmes. Réciter ses prières, c’est encore la meilleure protection.
Ils s’enfoncèrent dans la nuit en marchant d’un bon pas, sans trouver de voiture. Ils louèrent les services d’un porte-falot qui éclaira leur chemin. Nicolas, avec un peu de fatuité, ne résista pas à l’envie d’apprendre à son compagnon que c’était à son initiative que M. de Sartine, en 1768, avait créé un service de jour et de nuit de porte-parapluies et de porte-falots. Les gagne-denier qui en assuraient la charge portaient une lanterne sur la porte de
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