Le Fardeau de Lucifer
(v. 1150-1218) : Comte de Montfort, il participe à la cinquième croisade en 1202 puis à la croisade contre les cathares à compter de 1209. Un des chefs militaires les plus craints, il devient vicomte de Béziers et de Carcassonne.
Première partie
Montségur
Chapitre 1 Incertitudes
Nolite iudicare, ut non iudice mini ; in quo enim iudicio iudi caveritis, iudicabimini, et in qua mensura mensi fueritis, metietur vobis 1 . À l’époque où le père Prelou me faisait lire la Bible, je ne réalisais pas le sens de ces paroles. Dieu a voulu qu’à travers moi les Ténèbres servent la cause de la Lumière. Non content d’être un tortionnaire et un assassin, j’ai poussé l’orgueil jusqu’à l’apostasie. J’ai renié mon Créateur et il me l’a fait payer chèrement. Je suis allé en enfer et j’en suis revenu pour protéger une Vérité que j’ai trouvée le deuxième jour de septembre de l’An du martyre de Jésus 1210 dans le temple de l’Ordre des Neuf, à Montségur. Ce que j’y ai appris était terrible et j’en fus profondément troublé. Les fondations de ma vie s’étaient brusquement dérobées sous mes pieds, ne laissant qu’un vide profond et sombre qui menaçait de m’engouffrer. Je n’étais ni docteur de l’Église ni même érudit, mais un soldat modérément lettré. Les ramifications de ce qui m’arrivait étaient trop vastes pour moi.
Je passai moult nuits accoudé sur la muraille de Montségur, incapable de trouver le sommeil, mon regard errant sur la magnifique voûte étoilée que, depuis cette hauteur, j’avais l’impression de pouvoir toucher du bout des doigts. Je ne devais pas me trouver là, mais on me tolérait. Je ruminais, replié sur moi-même, l’âme prostrée et dolente. Seuls les pas des sentinelles qui faisaient leurs rondes rompaient parfois le silence dans lequel je me réfugiais. Septembre laissa la place à octobre sans que mon tourment ne s’atténue. Parfois, dans la cour, je croisais Ravier, Jaume, Eudes, Daufina, Raynal, Peirina ou Véran. Nous échangions la salutation lourde des sous-entendus de ceux qui partagent un grave secret. Je n’éprouvais aucun désir d’en faire davantage.
Les rares certitudes qui me restaient encore étaient liées à ceux qui m’entouraient : la loyauté, exigeante et remplie de reproches mérités de Bertrand de Montbard ; l’amitié, profonde et inconditionnelle de Pernelle, que la vie avait ramenée sur ma route. J’aurais tant voulu trouver le réconfort auprès d’eux, mais j’avais besoin d’espace et de silence. De temps aussi. Je me tins donc à l’écart de mon maître et de mon amie. Montbard connaissait le secret des Neuf, mais il ignorait le lien métaphysique qui m’y unissait et qui transcendait la mort elle-même. Heureusement pour moi, une épidémie de fluxion de poitrine s’était déclarée dans la forteresse et des dizaines de patients qui crachaient presque leurs poumons tenaient Pernelle fort occupée, de sorte qu’elle se consacra à eux jour et nuit. J’eus donc la tranquillité que je cherchais.
Je réalisais que, malgré mes relatifs succès, ma quête était loin d’être terminée. J’avais pleinement conscience du fait que la protection de la Vérité était la seule raison pour laquelle je vivais au lieu d’être dans les tourments éternels de l’enfer. Je n’avais de valeur que dans la mesure où je continuais à avancer. Je n’étais rien.
Je mentirais si je prétendais que le fait d’avoir retrouvé la Vérité fut pour moi une victoire. Certes, j’en éprouvais du soulagement, puisque j’avais fait des progrès tangibles, mais elle s’était posée sur mes épaules comme une chape de plomb et était aussitôt devenue un terrible fardeau que je devrais porter en surplus de ma propre damnation. J’aurais préféré l’avoir entendue de la bouche de quelqu’un pour pouvoir choisir de ne pas y croire, mais j’en avais tenu les preuves irréfutables dans mes mains tremblantes. Bien entendu, les autres membres de l’Ordre des Neuf partageaient cette responsabilité avec moi. Comme moi, ils avaient fait serment de consacrer leur vie à la protection du secret. Mais même en échouant, ils trouveraient sans doute le salut. Leur mission leur venait d’hommes de chair et de sang, motivés par un noble sentiment, qui avaient jugé que ce qu’ils savaient devait être préservé. La mienne m’était impartie par mon Créateur lui-même et le salut de mon
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