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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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quelque magasin de tissus d'ameublement. Tout ce méli-mélo de lambeaux de couleurs, déchiquetés, effilochés, pend, claque, flotte et danse aux yeux.
    On s'est répandu dans le boyau. Le lieutenant, qui a sauté de l'autre côté, se penche et nous appelle en criant et en faisant des signes :
    – Ne restons pas là. En avant ! Toujours en avant !
    On escalade le talus du boyau en s'aidant des sacs, des armes, des dos qui y sont entassés. Dans le fond du ravin, le sol est labouré de coups, comblé d'épaves, fourmillant de corps couchés. Les uns ont l'immobilité des choses ; les autres sont agités de remuements doux ou convulsifs. Le tir de barrage continue à accumuler ses infernales décharges en arrière de nous, à l'endroit où nous l'avons franchi. Mais là où nous sommes, au pied de la butte, c'est un point mort pour l'artillerie.
    Vague et brève accalmie. On cesse un peu d'être sourds. On se regarde. Il y a de la fièvre aux yeux, du sang aux pommettes. Les souffles ronflent et les cœurs tapent dans les poitrines.
    On se reconnaît confusément, à la hâte, comme si dans un cauchemar on se retrouvait un jour face à face, au fond des rivages de la mort. On se jette, dans cette éclaircie d'enfer, quelques paroles précipitées :
    – C'est toi !
    – Oh ! là la ! qu'est-ce qu'on prend !
    – Où est Cocon ?
    – J'sais pas.
    – T'as vu l'capitaine ?
    – Non…
    – ça va ?
    – Oui…
    Le fond du ravin est traversé. L'autre versant se dresse. On l'escalade à la file indienne, par un escalier ébauché dans la terre.
    – Attention !
    C'est un soldat qui, arrivé à la moitié de l'escalier, frappé aux reins par un éclat d'obus venu de là-bas, tombe, comme un nageur, décoiffé, les deux bras en avant. On distingue la silhouette informe de cette masse qui plonge dans le gouffre ; j'entrevois le détail de ses cheveux épars au-dessus du profil noir de sa figure.
    On débouche sur la hauteur.
    Un grand vide incolore s'étend devant nous. On ne voit rien d'abord qu'une steppe crayeuse et pierreuse, jaune et grise à perte de vue. Aucun flot humain ne précède le nôtre ; en avant de nous, personne de vivant, mais le sol est peuplé de morts : des cadavres récents qui imitent encore la souffrance ou le sommeil, des débris anciens déjà décolorés et dispersés au vent, presque digérés par la terre.
    Dès que notre file lancée, cahotée, émerge, je sens que deux hommes près de moi sont frappés, deux ombres sont précipitées à terre, roulent sous nos pieds, l'une avec un cri aigu, l'autre en silence comme un bœuf. Un autre disparaît dans un geste de fou, comme s'il avait été emporté. On se resserre instinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant ; la plaie, dans notre foule, se referme toute seule. L'adjudant s'arrête, lève son sabre, le lâche, et s'agenouille ; son corps agenouillé se penche en arrière par saccades, son casque lui tombe sur les talons, et il reste là, la tête nue, face au ciel. La file s'est fendue précipitamment dans son élan, pour respecter cette immobilité.
    Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus de chefs, alors… Une hésitation retient la vague humaine qui bat le commencement du plateau. On entend dans le piétinement le souffle rauque des poumons.
    – En avant ! crie un soldat quelconque.
    Alors tous reprennent en avant, avec une hâte croissante, la course à l'abîme.
    – Où est Bertrand ? gémit péniblement une des voix qui courent en avant.
    – Là ! Ici…
    Il s'était, en passant, penché sur un blessé, mais il quitte rapidement cet homme qui lui tend les bras et a l'air de sangloter.
    C'est au moment où il nous rejoint qu'on entend devant nous, sortant d'une espèce de bosse, le tac-tac de la mitrailleuse. C'est un moment angoissant, plus grave encore que celui où nous avons traversé le tremblement de terre incendié du barrage. Cette voix bien connue nous parle nettement et effroyablement dans l'espace. Mais on ne s'arrête plus.
    – Avancez ! Avancez !
    L'essoufflement se traduit en gémissements rauques et on continue à se jeter sur l'horizon.
    – Les Boches ! J'les vois ! dit tout à coup un homme.
    – Oui… Leurs têtes, là, au-dessus de la tranchée…
    – C'est là qu'est la tranchée, c'te ligne. C'est tout près. Ah ! les vaches !
    On distingue en effet de petites calottes grises qui montent puis s'interceptent au ras du sol, à une cinquantaine de

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