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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu'on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre.
    Ils attendent. L'attente s'allonge, s'éternise. De temps en temps, l'un ou l'autre, dans la rangée, tressaille un peu lorsqu'une balle, tirée d'en face, frôlant le talus d'avant qui nous protège, vient s'enfoncer dans la chair flasque du talus d'arrière.
    La fin du jour répand une sombre lumière grandiose sur cette masse forte et intacte de vivants dont une partie seulement vivra jusqu'à la nuit. Il pleut – toujours de la pluie qui se colle dans mes souvenirs à toutes les tragédies de la grande guerre. Le soir se prépare, ainsi qu'une vague menace glacée ; il va tendre devant les hommes son piège grand comme le monde.
    De nouveaux ordres se colportent de bouche en bouche. On distribue des grenades enfilées dans des cercles de fil de fer. « Que chaque homme prenne deux grenades ! » Le commandant passe. Il est sobre de gestes, en petite tenue, sanglé, simplifié. On l'entend qui dit :
    – Y a du bon, mes enfants. Les Boches foutent le camp. Vous allez bien marcher, hein ?
    Des nouvelles passent à travers nous, comme du vent :
    – Il y a les Marocains et la 21 e Compagnie devant nous. L'attaque est déclenchée à notre droite.
    On appelle les caporaux chez le capitaine. Ils reviennent avec des brassées de ferraille. Bertrand me palpe. Il accroche quelque chose à un bouton de ma capote. C'est un couteau de cuisine.
    – Je mets ça à ta capote, me dit-il.
    Il me regarde, puis s'en va, cherchant d'autres hommes.
    – Moi ! dit Pépin.
    – Non, dit Bertrand. C'est défendu de prendre des volontaires pour ça.
    – Va t'faire fout' ! grommelle Pépin.
    On attend, au fond de l'espace pluvieux, martelé de coups, et sans bornes autres que la lointaine canonnade immense. Bertrand a achevé sa distribution et revient. Quelques soldats se sont assis, et il en est qui bâillent.
    Le cycliste Billette se faufile devant nous, en portant sur son bras le caoutchouc d'un officier, et détournant visiblement la tête.
    – Ben quoi, tu marches pas, toi ? lui crie Cocon.
    – Non, j'marche pas, dit l'autre. J'suis de la 17 e . L'cinquième Bâton n'attaque pas !
    – Ah ! Il est toujours verni, l'5 e Bâton. Jamais i' n'donne comme nous !
    Billette est déjà loin, et les figures grimacent un peu en le regardant disparaître.
    Un homme arrive en courant et parle à Bertrand. Bertrand se tourne alors vers nous.
    – Allons-y, dit-il, c'est à nous.
    Tous s'ébranlent à la fois. On pose le pied sur les degrés préparés par les sapeurs et, coude à coude, on s'élève hors de l'abri de la tranchée et on monte sur le parapet.
    Bertrand est debout sur le champ en pente. D'un coup d'œil rapide, il nous embrasse. Quand nous sommes tous là, il dit :
    – Allons, en avant !
    Les voix ont une drôle de résonance. Ce départ s'est passé très vite, inopinément, on dirait, comme dans un songe. Pas de sifflements dans l'air. Parmi l'énorme rumeur du canon, on distingue très bien ce silence extraordinaire des balles autour de nous…
    On descend sur le terrain glissant et inégal, avec des gestes automatiques, en s'aidant parfois du fusil agrandi de la baïonnette. L'œil s'accroche machinalement à quelque détail de la pente, à ses terres détruites qui gisent, à ses rares piquets décharnés qui pointent, à ses épaves dans des trous. C'est incroyable de se trouver debout en plein jour sur cette descente où quelques survivants se rappellent s'être coulés dans l'ombre avec tant de précautions, où les autres n'ont hasardé que des coups d'œil furtifs à travers les créneaux. Non… il n'y a pas de fusillade contre nous. La large sortie du bataillon hors de la terre a l'air de passer inaperçue ! Cette trêve est pleine d'une menace grandissante, grandissante. La clarté pâle nous éblouit.
    Le talus, de tous côtés, s'est couvert d'hommes qui se mettent à dévaler en même temps que nous. À droite se dessine la silhouette d'une compagnie qui gagne le ravin par le boyau 97, un ancien ouvrage allemand en ruines.
    Nous traversons nos fils de fer par les passages. On ne tire encore pas sur nous. Des maladroits font des faux pas et se relèvent. On se reforme de l'autre côté du réseau, puis on se met à dégringoler la pente un peu plus vite : une accélération instinctive s'est

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