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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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tête.
    – … Ça dépend, pisque lui n'avait pas d'manillon, cas t'à part.
    – Mais, tout d'un coup, on la voit qui d'vient blanc comme linge, elle s'pose sa main sur son magasin, est secouée d'un je ne sais quoi, et, tout d'un coup, au milieu de la place et de tous les fantaboches qui l'emplissent, la v'là qui laisse tomber son parapluie, et elle se met à dégobiller !
    – Eh attention ! fait brusquement Paradis. V'là qu'on crie dans la tranchée. Vous entendez pas ? C'est-i' pas « alerte ! » qu'on crie ?
    – Alerte ! T'es pas fou ?
    À peine a-t-on dit cela qu'une ombre s'insinue dans l'entrée basse de notre guitoune et crie :
    – Alerte, la 22 e  ! En armes !
    Un coup de silence. Puis, quelques exclamations.
    – Je l'savais bien, murmure Paradis entre ses dents, et il se traîne sur les genoux, vers l'orifice de la taupinière où nous gisons.
    Ensuite, les paroles s'arrêtent. On est devenus muets. À la hâte, on se redresse à demi. On s'agite, pliés ou agenouillés ; on boucle les ceinturons ; des ombres de bras se lancent de côté et d'autre ; on fourre des objets dans les poches. Et on sort pêle-mêle, en tirant derrière soi les sacs par les courroies, les couvertures, les musettes.
    Dehors, on est assourdis. Le vacarme de la fusillade a centuplé, et nous enveloppe, sur la gauche, sur la droite et devant nous. Nos batteries tonnent sans discontinuer.
    – Tu crois qu'ils attaquent ? hasarde une voix.
    – Est-ce que j'sais ! répond une autre voix, brièvement, avec irritation.
    Les mâchoires sont serrées. On avale ses réflexions. On se dépêche, on se bouscule, on se cogne, en grognant sans parler.
    Un ordre se propage :
    – Sac au dos !
    – Il y a contrordre… crie un officier qui parcourt la tranchée à grandes enjambées, en jouant des coudes.
    Le reste de sa phrase disparaît avec lui.
    Contrordre ! Un frisson visible a parcouru les files, un choc au cœur fait relever les têtes, arrête tout le monde dans une attente extraordinaire.
    Mais non : c'est contrordre seulement pour les sacs. Pas de sac ; la couverture roulée autour du corps, l'outil à la ceinture.
    On déboucle les couvertures, on les arrache, on les roule. Toujours pas de paroles, chacun a l'œil fixe, la bouche comme impétueusement fermée.
    Les caporaux et les sergents, un peu fébriles, vont çà et là, bousculant la hâte muette où les hommes se penchent :
    – Allons, dépêchez-vous ! Allons, allons, qu'est-ce que vous foutez ! Voulez-vous vous dépêcher, oui ou non ?
    Un détachement de soldats portant comme insigne des haches croisées sur la manche, se frayent passage et, rapidement, creusent des trous dans la paroi de la tranchée. On les regarde de côté en achevant de s'équiper.
    – Qu'est-ce qu'ils font, ceux-là ?
    – C'est pour monter.
    On est prêt. Les hommes se rangent, toujours en silence, avec leur couverture en sautoir, la jugulaire du casque au menton, appuyés sur leurs fusils. Je regarde leurs faces crispées, pâlies, profondes.
    Ce ne sont pas des soldats : ce sont des hommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine – bouchers ou bétail. Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu'on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont des civils déracinés. Ils sont prêts. Ils attendent le signal de la mort et du meurtre ; mais on voit, en contemplant leurs figures entre les rayons verticaux des baïonnettes, que ce sont simplement des hommes.
    Chacun sait qu'il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d'avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse – à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas – avant de trouver les autres soldats qu'il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C'est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu'ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu'il y a de songe et de peur, et d'adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur

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