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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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embête, tu sais ; ils ne vivent que pour le moment où l'officier remet sa montre dans sa poche et dit : « Allez, partez ! »
    – Au fond, ce sont de vrais soldats.
    – Nous ne sommes pas des soldats, nous, nous sommes des hommes, dit le gros Lamuse.
    L'heure s'est assombrie et pourtant cette parole juste et claire met comme une lueur sur ceux qui sont ici, à attendre, depuis ce matin, et depuis des mois.
    Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d'un gros bon sens, qui, parfois, déraille ; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu'on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.
    Ce sont de simples hommes qu'on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s'accentuent : instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir.
    Par intermittences, des cris d'humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines.
    Quand on commence à ne plus voir très bien, on entend là-bas, murmurer, puis se rapprocher, plus sonore, un ordre :
    – Deuxième demi-section ! Rassemblement !
    On se range. L'appel se fait.
    – Hue ! dit le caporal.
    On s'ébranle. Devant le dépôt d'outils, stationnement, piétinement. On charge chacun d'une pelle ou d'une pioche. Un gradé tend les manches dans l'ombre :
    – Vous, une pelle. Na, filez. Vous, une pelle encore, vous une pioche. Allons, dépêchez-vous et dégagez.
    On s'en va par le boyau perpendiculaire à la tranchée, droit vers l'avant, vers la frontière mobile, vivante et terrible de maintenant.
    Parmi la grisaille céleste, en grandes orbes descendantes le halètement saccadé et puissant d'un avion qu'on ne voit plus tourne en remplissant l'espace. En avant, à droite, à gauche, partout, des coups de tonnerre déploient dans le ciel bleu foncé de grosses lueurs brèves.

CHAPITRE TROISIÈME
  La descente
     
    L'aube grisâtre déteint à grand-peine sur l'informe paysage encore noir. Entre le chemin en pente qui, à droite, descend des ténèbres, et le nuage sombre du bois des Alleux – où l'on entend sans les voir les attelages du Train de combat s'apprêter et démarrer – s'étend un champ. Nous sommes arrivés là, ceux du 6 e Bataillon, à la fin de la nuit. Nous avons formé les faisceaux, et, maintenant, au milieu de ce cirque de vague lueur, les pieds dans la brume et la boue, en groupes sombres à peine bleutés ou en spectres solitaires, nous stationnons, toutes nos têtes tournées vers le chemin qui descend de là-bas. Nous attendons le reste du régiment : le 5 e Bataillon, qui était en première ligne et a quitté les tranchées après nous…
    Une rumeur…
    – Les voilà !
    Une longue masse confuse apparaît à l'ouest et dévale comme de la nuit sur le crépuscule du chemin.
    Enfin ! Elle est finie, cette relève maudite qui a commencé hier à six heures du soir et a duré toute la nuit ; et à présent, le dernier homme a mis le pied hors du dernier boyau.
    Le séjour aux tranchées a été, cette fois-ci, terrible. La dix-huitième compagnie était en avant. Elle a été décimée : dix-huit tués et une cinquantaine de blessés, un homme sur trois de moins en quatre jours ; et cela sans attaque, rien que par le bombardement.
    On sait cela et, à mesure que le Bataillon mutilé approche, là-bas, quand nous nous croisons entre nous en piétinant la vase du champ et qu'on s'est reconnu en se penchant l'un vers l'autre :
    – Hein, la dix-huitième !
    En se disant cela, on songe : « Si ça continue ainsi, que deviendrons-nous tous ? Que deviendrai-je, moi ?… »
    La dix-septième, la dix-neuvième et la vingtième arrivent successivement et forment les faisceaux.
    – Voilà la dix-huitième !
    Elle vient après toutes les autres : tenant la première tranchée, elle a été relevée en dernier.
    Le jour s'est un peu lavé et blêmit les choses. On distingue descendant le chemin, seul en avant de ses hommes, le capitaine de la compagnie. Il marche difficilement, en s'aidant d'une canne, à cause de son ancienne blessure de la Marne, que les rhumatismes ressuscitent et, aussi, d'une autre douleur. Encapuchonné, il baisse la tête ; il a l'air de suivre un enterrement ; et on voit

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