Le Feu (Journal d'une Escouade)
déambulement et les remous des pas pataugeurs.
Je l'entendais, en regardant se balancer devant moi les épaules d'une pauvre capote pénétrée jusqu'aux os.
C'était après les gendarmes qu'en avait alors Volpatte.
– À m'sure que tu tournes le dos à l'avant, t'en vois de plus en plus.
– I' n'ont pas l'même champ d'bataille que nous.
Tulacque avait une vieille rancune contre eux.
– Faut voir, dit-il, comment dans les cantonnements les frères se développent, pour chercher d'abord où bien loger et bien manger. Et puis, après qu'la chose du bidon est réglée, pour choper les débits clandestins. Tu les vois guetter avec la queue de l'œil les portes des casbas pour voir si des fois des poilus n'en sortent pas en douce, avec un air d'avoir deux airs, en r'luquant d'droite et d'gauche et en se léchant les moustaches.
– Y en a d'bons : j'en connais un, dans mon pays, la Côte-d'Or, d'où j'suis…
– Tais-toi, interrompit péremptoirement Tulacque. I' s'valent tous ; y en a pas un pour raccommoder l'autre.
– Oui, i' sont heureux, dit Volpatte. Mais tu crois p't'êtr' qu'i' sont contents ? Pas du tout… I's roussent.
Il rectifia :
– Y en a un qu'j'ai rencontré et qui roussait. Il était bougrement embêté par la théorie : « C'est pas la peine d'apprendre la théorie, qu'i' disait, elle change tout l'temps. T'nez, le service prévôtal ; eh bien, vous apprenez c'qui fait le principal chapitre de la chose, après c'n'est plus ça. Ah ! quand cette guerre s'ra-t-elle finie ? » qu'i disait.
– I's font ce qu'on leur dit de faire, ces gens, hasarda Eudore.
– Bien sûr. C'est pas d'leur faute, en somme. N'empêche que ces soldats de profession, pensionnés, médaillés – alors que nous, on est qu'des civils auront eu une drôle de façon de faire la guerre.
– Ça m'fait penser à un forestier qu'j'ai vu aussi, dit Volpatte, qui f'sait d'la rouscaillure rapport aux corvées qu'on l'obligeait. « C'est dégoûtant, m'disait c't'homme, c'qu'on fait d'nous. On est des anciens sous-offs, des soldats ayant au moins quatre années de service. On nous donne la haute paie, c'est vrai ; et après ? Nous sommes des fonctionnaires ! Mais on nous humilie. Dans les Q.G., on nous fait nettoyer, et enlever les ordures. Les civils voient c'traitement qu'on nous inflige et nous dédaignent. Et si tu as l'air de rouspéter, c'est tout juste si on n'parle pas de t'envoyer aux tranchées, comme les fantassins ! Qu'est-ce que devient notre prestige ! Quand nous serons de retour dans les communes, comme gardes, après la guerre – si on en revient de la guerre – les gens, dans les communes et les forêts, diront : « Ah ! c'est vous que vous décrottiez les rues à X… ? » Pour reprendre notre prestige compromis par l'injustice et l'ingratitude humaines, j'sais bien – qu'i' disait – qu'il va falloir verbaliser, et verbaliser encore, et verbaliser à tour de bras, même contre les riches, même contre les puissants ! » qu'i' disait.
– Moi, dit Lamuse, j'ai vu un gendarme qui était juste : « Le gendarme est sobre en général, qu'î' disait. Mais il y a toujours de sales bougres partout, pas ? Le gendarme fait positivement peur à l'habitant, c'est un fait, qu'i' disait ; eh bien, je l'avoue, y en a qui abusent à ça, et ceux-là – qu'est la racaille de la gendarmerie – s'font servir des p'tits verres. Si j'étais chef ou brigadier, j'les visserais, ceuss-là, et pas un peu, qu'i'disait, parce que l'opinion publique, qu'i' disait encore, s'en prend au corps de métier du fait de l'abus d'un seul agent verbalisateur. »
– Moi, dit Paradis, un des plus mauvais jours de ma vie c'est qu'une fois j'ai salué un gendarme, le prenant pour un sous-lieutenant, avec ses brisques blanches. Heureusement (j'dis pas ça pour me consoler, mais parce que tout d'même c'est p't'êt' vrai), heureusement que j'crois qu'i' m'a pas vu.
Un silence.
– Oui, videmment, murmurent les hommes. Mais quoi faire ? Faut pas s'en faire.
Un peu plus tard, alors que nous étions assis le long d'un mur, le dos aux pierres, les pieds enfoncés et plantés par terre, Volpatte continua son déballage d'impressions.
– J'entre dans une salle qu'était un bureau du Dépôt, celui d'la comptabilité, j'crois bien. Elle grouillait d'tables. Y avait du monde là-d'dans comme au marché. Un nuage de paroles. Tout au long des murs de chaque côté, et au milieu, des types assis
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